mardi, avril 29, 2008

Les auto-fictions et métamorphoses corporelles de Paula Bertran Salinas, alias « Blue Velvet »

Photo Paula Bertran Salinas,
« MY
BOOTS BW, 16 août 2006 »



Un corps contorsionnée sur un lit, boule de chair aux membres noués entre eux comme un sac de noeuds énigmatique qu'on aimerait pouvoir dénouer, dans un étrange ballet sensuel et intime.

Un corps qui ressemble tant, alors, à un poing crispé, aux doigts serrés à l'extrême puis relâchés, libérés de cette tension extrême... Lové en soi comme un poulpe qui, vaincu, tenterait de résister à la capture (celle de l'appareil-photo prédateur), blotti dans un recoin inaccessible. Qui pourtant se dévoile... La main droite s'accroche fermement à une cheville qu'elle semble tentée de se dénuder, autant que de se révéler : la tige d'une botte en partie retournée, comme un gant ou une chaussette, ou la peau d'une anguille...

Se révéler, tout en se dissimulant au regard (le sien et celui des autres), une main posée sur la tête penchée en avant, tentant de ne faire qu'un avec le reste du corps. Se protéger tout en se mettant en danger.

Un miroir, souvent, reflète la scène et la prolonge, ouvre vers une autre dimension, intérieure peut-être, qui semble sans fond. Le miroir est omniprésent aussi dans les autoportraits pris dans la rue.



Photo Paula Bertran Salinas, « BW, 25 juillet 2007 »



L'un des autoportraits s'intitule fort justement « the two » : c'est-à-dire le double fantomatique, récurrent dans la littérature fantastique - puis le cinéma et la photographie – influences décisives dans son oeuvre.

Comment, face à certaines images de Paula Bertrand Salinas, ne pas penser à ces lignes du Horla (1887, cela a parfois été traduit, comme celui qui « hors de soi », mais « hors de là », c'est-à-dire l'Autre qui est est aussi celui qui vient d'Ailleurs ; rappelons aussi que dans le patois cauchois – l'écrivain français étant Normand, le « Horsain », c'est l'Etranger »...) de Guy de Maupassant:


« 19 août. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! Je me suis assis hier soir, à ma table ; [...]

Je me dressai, les mains en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! Bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi ! [...]

Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. »



Photo Paula Bertran Salinas,
« Pasaban sin embargo
a la
luz sueltos los miembros, 23 juillet 2007 »



L'équivalent formel, en photographie, de cette eau qui oblitère, annule, absorbe, reflète, rejette tour à tout le corps humain, est bien ce flou de bougé spécifiquement photographique. Les spectres, on le sait, sont des « morts-vivants » , qui pour cette raison ne peuvent voir leur reflet dans le miroir. Le texte de Maupassant fait écho aussi, bien sûr, au célèbre mythe antique de Narcisse qui se noie dans le reflet liquide dont il est tombé amoureux...




Photo Paula Bertran Salinas,
« from withTE
, 10 mai 2007 »



Paula est bien l'une de ces Narcisses féminines, une Narcisse bottée et fortement influencée, quant à elle, par le cinéma fantastique et de science-fiction.

Mais être « une Narcisse » ne signifie pas pour autant se comporter de manière « narcissique » : Narcisse ne détruit pas les autres, ne les fait pas souffrir, c'est lui que se soumet à ces contorsions douloureuses jusqu'à la mort, avale et se noie dans son reflet, sans auto-complaisance. Il est littéralement absorbé, aspiré par lui-même. Son visage et son corps sont un piège auquel il n'a su résister.

La photographe évite donc l'écueil du « narcissisme ». Très citationnelles, ses photos n'ont certes rien d'ironique, ne relève jamais de l'auto-dérision, mais les contorsions auxquelles celle-ci soumet son corps étonnamment malléable malmène avec une grande force visuelle toute tentation de ce genre.



Photo Paula Bertran Salinas,
« REFLECT, 15 août 2007 »



Paula Bertran signe parfois sur Internet ses « auto-fictions » (expression que j'emprunte une fois de plus à Juliette Meliah, CF. http://yvigouroux.blogspot.com/2008/04/les-fictions-du-corps-les-autoportraits.html) « Blue velvet » (qui signifie « satin bleu » en français, en hommage au culte éponyme (1986) de David Lynch.

Cette photographe, qui aime porter de grandes bottes en cuir noir, pourrait aussi signer « Trinity » tant, physiquement, elle aime ressembler à elle, et son univers photographique s'apparente parfois aussi, aux trois volets de Matrix (1999-2003) des Frères Wachowski.



Photo Paula Bertran Salinas,
« Blackboots, 21 juin 2007 »



Dans une série d'autoportraits réalisés dans un parking, la jeune femme fixe, accroupie, son appareil-photo. Si vulnérable dans cet espace inquiétant, sous-terrain, de l'anonymat urbain et lieu de prédilection, dans les polars cinématographiques en particulier, de tous les crimes possibles. De cette mise en scène simple et efficace, il émane une ambiance trouble de sensualité et de mise en danger. Une impression toutefois contrecarrée par celle d'une possible force corporelle, tant Paula, qui porte des bottes cavalières au cuir très brillant, évoque le personnage de Trinity, devenue depuis quelques années l'une des plus célèbres et séduisantes amazones de la Science-Fiction...

Derrière ses jambes pliées, galbées par l'effort de la pause (c'est douloureux de poser ainsi, je le sais), la perspective fuyante est ponctuée, délimitée par trois piliers de béton sur lesquels est inscrite la lettre « P ». « Parking » bien sûr, mais aussi, pourquoi pas « Pouvoir », « Passion », « Pression »,... « [auto-]Portrait » tout simplement ?...

Cette artiste chilienne, aime, depuis dix ans, métamorphoser son corps au gré d'instantanés spontanés que de mises en scène soigneusement préméditées et étudiées, où son corps parfois, en extérieur comme en intérieur, semble se liquéfier dans un flou de bougé spectral.




Photo Paula Bertran Salinas,
« the two, 3 février 2007 »



Jambes et bras entremêlés résistent, refusent de se noyer dans leur reflet photographique, et sculptent ce qui ressemble à un bas-relief où les clairs-obscur jouent un rôle important. Dramatisant mais jamais mièvrement ou au contraire impudiquement esthétisant. Sans excès donc, avec beaucoup de retenue. Les plis des draps, fortement marqués, dessinés par les ombres et la lumière, évoquent, à l'instar de ceux de Juliette Meliah, fortement ceux du premier autoportrait mis en scène de l'histoire de la photographie : L' « Autoportrait en noyé » (1840) d'Hipppolyte Bayard (Cf . http://mucri-photographie.univ-paris1.fr/article.php?id=29).


L'une de ses séries les plus audacieuses est sans doute « Food on Nudes ».



Photo Paula Bertran Salinas,
«
Squid, 19 août 2007 »



Les images jouent de notre attrait parfois mêlé de dégoût pour la nourriture, quand elle est d'origine animale : cette viande ou ces poissons ou poulpes sont morts. Les tentacules inanimées mais si élastiquement enveloppants d'une pieuvre se mêlent ainsi au corps dénudé de la jeune femme.

C'est, formellement, l'une des expressions les plus radicales des auto-fictions de l'univers fantasmatique troubles et troublante, sensualiste et ambigüe, de cette talentueuse artiste chilienne.


http://www.flickr.com/photos/33348340@N00/

Des diptyques conçus involontairement


Photos Yannick Vigouroux,
« Window # 893, L.6, 13 avril 2008 /
Window # 873, Gare de Saint-Quentin-en-Yvelines, 2 avril 2008 »
(Polaroïd i733)



Cela me surprend toujours de constater (suis-je resté candide, naïf ?... les « lieux communs », banalités ne sont-il pas ce qui souvent, nous permet d'approcher l'essentiel ?) à quel point deux images peuvent faire si naturellement écho à l'autre, sans que je l'ai prémédité (ou alors inconsciemment...).

Du coup, le le diptyque s'impose (Cf. aussi http://fotopovera.blogspot.com/2008/04/propos-dun-diptyque-photos-de-rue-au.html).

C'est le cas de ces deux photos de la série « Windows » : le sac vert de la de la jeune femme vêtue d'un manteau rouge semble condenser, avoir littéralement absorbé, la lumière des néons verts de ce quai de gare souterraine.

« Miracle » infime, négligeable ? Je ne sais pas. En tout cas, de mon point de vue, c'est presque magique, et c'est l'une des raisons pour lesquelles je continue à faire de la photo.

vendredi, avril 25, 2008

La Jeune femme à l'imperméable blanc



























Photo Yannick Vigouroux,
« Gare de Saint-Quentin-en-Yvelines
[La Femme jeune femme à l'imperméable blanc], 16 h 50, 10 avril 2008
»
(Polaroïd i733)



Nous sommes nombreux à vivre des destins à la fois étrangement identiques et dissemblables...

Nos destins se croisent et se frôlent, se rencontrent rarement, malgré quelques mots, quelques échanges de regards et de sourires complices, parfois, fragiles moments d'humanité dans la précipitation chaotique de la vie urbaine (l'on marche très vite à paris, alors que dans d'autres capitales européennes, comme Bruxelles ou Barcelone, les gens règlent leur pas sur un rythme de vie plus lent...).

La réalisatrice Laurence Ferreira Barbosa évoque remarquablement cela dans La Vie moderne (2000).

Les destins d'une lycéenne mystique, d'un chômeur désabusé, d'une femme mariée un peu frustrée par sa condition de « femme au foyer », vivant à Paris, ne se croisent -que très furtivement dans la dernière séquence : ils attendent le même métro sur le même quai, mais ignorent bien sûr qu'ils font partie, comme personnes et personnages du même « film » (au sens propre et figuré).

« Effleurements » si bien filmés, pas de tension ni de friction, la fiction rend compte de cela avec beaucoup de sobriété et de justesse.

Le diptyque « Les Amoureux du métro parisien » (Cf. http://fotopovera.blogspot.com/2008/03/les-amoureux-du-mtro-parisien-est-ce-de.html) en a inspiré bien d'autres : « La jeune Femme à l'imperméable blanc », « La Jeune Femme pressée», entre autres...

Si je prend ces images, c'est avant tout parce que j'aime l' « Homme du commun à l'ouvrage », pour paraphraser, une fois de plus Jean Dubuffet. Il y a aussi, on le sait, ma fascination pour ces bottes, depuis l'enfance, que les élégantes Parisiennes portent si bien depuis une dizaine d'années.

Mais je prends avant tout ces photos (et d'autres) parce que je me considère comme un individu « ordinaire » évoluant au milieu des autres, partageant leur fatigue, leurs stress, leurs angoisses et leurs petites joies quotidiennes, leurs rituels...

lundi, avril 21, 2008

J'ai rêvé d'un rêve (« Le Spectre de la femme du métro »)

Photo Yannick Vigouroux,
« Gare Montparnasse, 8 h, 7 mars 2008
[Le Spectre de la femme du métro] » (Polaroïd i733)


La nuit dernière j'ai rêvé que... j'étais en train de rêver. Ou plutôt, je voulais absolument, « au sortir d'un rêve agité » - comme l'aurait écrit Kafka, noter les détails sur un bout de papier. Je tentais d'en trouver un dans mon appartement, mais impossible de trouver cela, je cherchais fébrilement dans mes affaires, mes vêtements, mes livres et les revues et, finalement arrachés un morceau de carton d'un emballage alimentaire où je griffonnais des mots... que, bien sûr, j'ai oublié. Ce morceau de carton est resté dans mon rêve, gravé dans mon subconscient, et, j'en ai bien peur qu'il ne soit impossible de la faire affluer à la surface de ma conscience. C'est comme un trou noir, une béance indéchiffrable dans mon cerveau.

Un rêve qui s'invite, ou investit, s'empare, d'un autre rêve, moi qui aime les « images dans les images » (mises en abîme) : cela me plaît beaucoup.

Décidément, ma vie onirique et nocturne influence de plus en plus mes images (comme ce « spectre de la femme dans le métro » - à propos de cette image, Véronique m'a écrit : « Défilé de mode en 3000 après nous ! » et Xavier : « Je l'ai d'abord lue en creux... merveilleux »), mes écrits, y compris ceux consacrés aux créations des autres, comme la série « Insomnia » de Philippe Calandre.

jeudi, avril 17, 2008

Conserver la force des choses et leur ôter l'épouvante

Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 878, Paris, 2 avril 2008 »
(Polaroïd i733)


« Je crois qu'exprimer une chose, c'est lui conserver sa force et lui ôter l'épouvante. »

(Fernando Pessoa)


J'éprouve parfois la même sentiment en décrivant ou en photographiant, non pas des choses abstraites, mais des objets concrets, qui ainsi fixer, me semblent plus familiers, neutralisés ; leur possible capacité de nuisance me semble en quelque sorte court-circuitée.


Et voici le texte que mon image a inspirée à Véronique Guerrin :

« Ils m'avaient jetée par terre et écrasaient mes mains avec leurs bottes impeccablement cirées ... je ne voyais plus rien tant j'avais reçu de coups dans les yeux et sur le visage, mais dans mon champ visuel se découpait cette ampoule nue qui tanguait comme mon esprit... elle était silence... alors que les bêtes sauvages me labouraient sans relâche. Je ne dois ma survie qu'à cette ampoule électrique au halo jaunâtre.... cette image est liée aussi à la voix d'une petite fille qui chantait beaucoup plus loin... »

Mes mésaventures technologiques (la suite ! 2)



« L'image qui s'inscrit que cet écran "aveugle " ressemble à un petit masque sombre » ai-je écrit à propos de mon appareil numérique, donc l'écran LCD est inutilisable depuis samedi après-midi.

Voilà le résultat (et le détail) donc je ne suis pas fier du tout, mais qui me semble intéressant...

Du coup, mon « antique » Mavica Sony, conçu au milieu des années 1990, et ses disquettes, ont repris ce week-end du service.

mardi, avril 15, 2008

Mes mésaventures technologiques (la suite !)


Photo Yannick Vigouroux,
« Je ne vois plus ce que photographie mon appareil-photo !
Place Daumesnil, Paris, 18 h30, 12 avril 2008 »
(Polaroïd i733 ca
ssé)

Jeudi, j'ai fait tomber mon beau lecteur-baladeur bleu de mon bureau (j'avais pris mon pied dans le fil le reliant au secteur électrique) et... il ne fonctionne plus ; je l'avais acheté en janvier 2008. Dépit. Je déclenche quand même, la photo ne montre que mes pieds et une flaque d'eau sombre ainsi qu'un pan de mon manteau noir qui ressemblent à des ombres menaçantes.


Je photographie ma fenêtre, et le résultat, sur l'ordinateur, me plaît, bien qu'il accuse une légère distorsion inhabituelle lorsque je décide de faire une photo nette d'un tel motif (a contrario de mes photos faites au sténopé...).


Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 879, 12 avril 2008 »
(Polaroïd i733 cassé)



Samedi 12 avril 2008. 19 h 00. Je n'ai plus le choix ; je vais devoir pendant quelques temps photographier sans viser : la plupart des appareils numériques sont dépourvus de viseur mais seulement d'un écran LCD, comme mon Polaroïd i733 et son écran ne fonctionne plus, alors que l'appareil, j'ai pu le vérifier en téléchargeant les images dans l'ordinateur, enregistre toujours ce que je photographie « sans voir » (dans l'écran) et en voyant en même temps puisque j'ai toujours mes yeux !... Après avoir réalisé des centaines d'images avec mon Sony qui affichait, dépourvu d'optique, une image floue sur l'écran, je vais devoir faire l'inverse avant de m'acheter un nouvel appareil !


Photo Yannick Vigouroux,
« Self-portrait #3 , Paris 21 h 00, 13 avril 2008 »
(Polaroïd i733 cassé)



L'image qui s'inscrit sur cet écran « aveugle » ressemble à un petit masque sombre, heurté...

Encore une « ombre menaçante », enveloppé de signes numériques dégradés, qui semblent former des orbes, des nervures... qui ne développent rien a priori, mais s'étendent malgré tout. C'est comme une maladive contagion numérique que je ressens comme une nuisance, une agression... alors que, finalement, tout cela n'est pas si grave (!).

« La Jeune Femme à l'écharpe verte » (Véronique Guerrin)

Photo Yannick Vigouroux,
« Paris, 5 avril 2008 »,
de la série « Underground »
(Polaroïd i733)


« La jeune femme à l'écharpe verte comme une échappée d'herbes... ne connaissait pas la jeune femme au manteau rouge. Par une étrange coïncidence, lorsque l'une était là l'autre était absente. Autant la "rouge " lisait, grignotait son crayon, écrivait, palpait des liasses de papiers comme s'ils étaient des billets de banque... très précieux je veux dire bien entendu ! autant la "verte " regardait fixement devant elle, prenant garde de ne jamais croiser aucun regard, se dérobant à tout contact, même par les yeux...

La " rouge " et la " verte " : deux noms qui m'évoquent la fleur d'un jardin, la feuille d'un arbre...
La femme est Végétale... L'Eve : la Vivante, la Vive, qui court et va... de buisson en parc, de magasin en bord d'eau, toujours alerte sous le ciel si bleu...


Photo Yannick Vigouroux,
« Paris, 5 avril 2008 »,
de la série « Underground »
(Polaroïd i733)


Il me fallait évoquer le ciel bleu...Et aussi le jaune des pommes dans le panier, "les pommes faisaient rouli-roula,les pommes faisaient rouli-roula... trois pas en avant, trois pas en arrière...trois pas sur le côté...trois pas de l'autre côté..."

Connaissez-vous cette comptine? Ce sont souvent les filles qui la chantent dans la cour de récréation, entre la marelle et la corde à sauter ! »

(Véronique Guerrin)

vendredi, avril 11, 2008

Hommage à Daniel Boudinet (« Window # 850 »)

Yannick Vigouroux,
« Window # 850, Caen [Le Chemin Vert], mars 2008 »
(Polaroid numérique i733)



Un magnifique Polaroïd SX 70 de Daniel Boudinet (1945-1990), sobrement intitulé « Polaroïd, 1979 » ouvre l'ouvrage mythique de Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie (1980).


Je n'évoquerai pas l'intérêt théorique de l'ouvrage de Barthes, grand précurseur en la matière, que l'on soit d'accord ou non avec lui sur tous les points développés et sa grille de lecture.


Non, ce qui retient mon attention, face à ce livre que j'ai lu tant de fois, c'est avant tout, cette image de fenêtre, intimiste et feutrée, ces rideaux verts fermés mais si ouverts sur une intimité close, mais ouverts tout de même. Où affleurent et s'imposent les images d'un labyrinthe (pour reprendre le titre de la série de D. Boudinet) mental, où il est beaucoup plus rassurant qu'inquiétant de se perdre.


Et puis il y a ce texte lu l'autre soir :

« Soudain la petite pièce devint éblouissante. Un rayon de soleil avait touché une vitre, se reflétant sur la glace au-dessus d'eux, qui projetait à son tour des losanges et des prismes de couleurs sur un mur. Cela donnait l'impression d'être submergé par une mare d'eau chatoyante, avec les meubles et les fleurs.

Elle se dégagea, se leva, et tira les rideaux de la fenêtre du bout. Ils étaient blancs, sans doublure. Ce mur était maintenant plat, couvert d'ombres blanches, avec un grand rectangle où filtrait la lumière orange vif. Une partie se souleva, et un voile couleur de mandarine se gonfla dans la pièce, puis s'affaissa. Dans quelques instants, le soleil cesserait de frapper l'envers des rideaux, et tout le mur serait d'un blanc morne. »

(Doris Lessing, « Le Puits » in Orages, 1992, p. 210.)


Si l'orange se substitue aux tonalités vertes de mon image, ce texte me fait penser fortement aux jeux d'ombres et de lumière, de transparence et d'opacité, que j'ai souvent observé dans ma série Windows..

jeudi, avril 10, 2008

Les Fictions du corps : les autoportraits de Juliette Meliah (février-avril 2008)

Photo yannick Vigouroux,
« Juliette dans son ascenseur, Paris, 29 février 2008 »
(Polaroïd i733)


Laissons à présent la parole à l'artiste (je suis depuis longtemps attaché au témoignage des auteurs, cette source indispensable trop souvent négligée, selon moi, par les historiens et les théoriciens de la photographie contemporaine) :



Yannick Vigouroux :
Quel fut ton premier appareil-photo ? Quand as-tu commencé à faire de la photo et pourquoi ? C'étaient déjà des autoportraits ?

Juliette Meliah : Mon premier appareil, c'était un Pentax compact, un appareil ordinaire qui n'avait rien de « spécial », que j'ai beaucoup utilisé jusqu'à ses limites, son usure...

Après, l'on m'a fait cadeau d'un Yashica complètement manuel, 24 x 36 : c'était une bonne manière d'apprendre la photo car il fallait tout régler. Puis il a « pris » la lumière, je l'ai fait plusieurs fois réétanchéifié, et j'ai finalement renoncé à le faire réparer. La façon de le film était voilé, au centre, n'était d'ailleurs pas intéressante. J'ai opté alors pour un Nikon FM 2.

Mes premiers sujets : Fréjus où j'ai suivi des cours de photo, des scènes de rue un peu « cartes postales » (l' église etc.), et puis, très vite, beaucoup de portraits de mes amis, des séances qui duraient une ou deux heures. A 13 ou 14 ans, j'avais réalisé un premier autoportrait nue. Sur mon lit j'ai pris la pose repliée sur moi-même, en forme d'oeuf.

YV : Je trouve qu'il y a beaucoup d'humour dans tes photos, une qualité plutôt rare ! Peut-on parler d'ironie, d'autodérision ?

JM : J'espère bien qu'on peut parler d'humour !

Souvent, quand on me demande ce que j'aime faire dans la vie, je réponds : « Rire, manger, faire l'amour. Dans l'ordre ! » Mais cela aussi, c'est dit avec humour...

Je n'aime pas me prendre au sérieux. Enfin pas toujours : j'aime bien construire une image sexy, glamour, « femme fatale », et la « casser » avec une grosse grimace, ou une photo où je tricote... L'un de mes livres de chevet actuel est Le Tricot pour les nuls.

YV : Tu aimes réunir tes photos dans des albums anciens...

JM : Oui. Cela joue un rôle si important les albums de famille. Quand j'étais petite, ma grand-mère me disait souvent : « fais un bisou à ton grand-père ! », c'était pour la photographie, et pouvoir la coller dans l'album.



Photos Juliette Meliah,
de la série « Writting Myself, 2005 »


YV : J'aime dire, écrire, que Blogger et Flickr (et je pourrais en citer bien d'autres), permettent d'élaborer et de communiquer gratuitement (ou pour un coût modique) le journal intime d'une création en cours, par les mots et les images. Est-ce ton cas ?


JM : C'est mon cas en effet. C'est difficile d'analyser cela car nous sommes au début du mouvement. Mais l'ampleur et la profondeur des créations sont fascinantes, je trouve.


YV : Lorsque j'ai souhaité te photographier, tu as d'abord un peu résisté, hésité par rapport à ma proposition. Tu m'as dit que tu pratiquais surtout l' autoportrait, donc que tu n'avais pas besoin d'être photographiée par les autres ?


JM : C'est parce que je ne te connaissais pas encore. Cela m'intéresse d'être intéressée par des gens dont je connais la démarche artistique, des amis. Dans le cas contraire, je suis plus méfiante, la démarche était-elle ou non un prétexte pour « regarder des filles à poil » ? En plus, poser, c'est fatiguant, physiquement et psychologiquement. Je préfère - « à la limite « - faire du « Porno beau » que de l'érotisme bas-de-gamme, convenu.


YV : Ton approche du nu masculin m'intéresse beaucoup. Je la trouve très, juste, courageuse. Il y a là dedans une inversion du sempiternel et conventionnel rapport du photographe habillé et armé de son appareil-photo - comme affirmation et valorisation de sa virilité - au modèle féminin déshabillé, démuni et dépourvu de prothèse technique ou technologique. Tes photos ne sont pas si fréquentes au regard de l 'histoire de l'art, et même, de l'histoire plus brève de la photographie... Quels sont les « photographes de nu » qui t'ont influencée ?


JM : Tu le sais, j'ai rédigé un mémoire de Maîtrise sur le nu féminin. Et ma conclusion féministe était que, pour rétablir un semblant d'égalité des sexes, il faudrait pour les femmes-artistes faire un effort dans la représentation du corps masculin. C'est que j'essaye de faire.


YV : Que penses-tu, de ce que je nommerais la « virilité narcissique des hommes », voire « phallocrate » à l'égard de soi mais aussi du corps des femmes, pour reprendre, justement, une expression très en vogue dans les mouvements féministes des années 1970 en France ?

En quoi le regard féminin sur son corps est-il différent de celui des hommes ?


JM : Les hommes sont plus exhibitionnistes que les femmes, certainement à cause d'un érotisme, qui chez eux, s'exprime d'une manière plus visuelle. Je rentre dans leur jeu, je les fais poser dans le qui-quiproquo que la vison « d'eux peut m'exciter ». Puis je m'immerge dans la concentration que me demande la séance, et là, ils se retrouvent vraiment nus, c'est-à-dire dans un contexte non-sexuel.


YV : Quand j'ai posé pour toi nu à deux reprises, je n'ai pas ressenti d' « excitation ». Je préférais en fait tes bottes, tu les sais ; enfin la femme qui me photographierait bottée. Mais cela nuirait, je pense, à la qualité de l'image finale, sélectionnée !

Il faut être un minimum concentré non, lorsque l'on fait des photos ? Et comme « modèle » aussi ?...


JM : Une femme, la plupart du temps, a besoin d'être beaucoup plus encouragée, complimentée qu'un homme ; elle est souvent en en souffrance de son corps à cause des dictats de la mode. Souvent, elle se découvre (mot non innocent) en photo beaucoup plus belle qu'elle ne le croit. Cette découverte est un sentiment merveilleux pour moi.

Mais, vraiment, je crois qu'il faut éviter les généralités sur les différences de sexe. Car il y a aussi des hommes en souffrance, des femmes exhibitionnistes...

Mais j'ai l'impression de ne pas avoir répondu à ta question !..


YV : Si, au contraire. Mais précisons ce dont nous parlons : personnellement, j'ai l'impression que l'homme aime évoquer son sexe, et le femme son corps. Qu'il s'intéresse peu, souvent, aux autres sens que ceux de la vision, à la différence de la femme...

Je sais que Francesca Woodman est l'une de tes influences majeures. Quels sont les autres ? Nan Goldin ? Larry Clark ?...


JM : Je connais mal Larry Clark mais j'aime beaucoup le travail de Nan Goldin, la manière dont elle transcende les quotidien le plus banal de ses amis, les idéalise, leur donne un côté glamour. Il y aussi des moments très émouvants, très dramatiques, en particulier dans les portraits de Cookie.


YV : Connais-tu les « Distorsions » (1933) d'André Kertész ? A l'aide d'un simple miroir déformant de fête foraine, il « métamorphosés » le corps féminin nu en d'étranges anamorphoses, tantôt idéalisantes, tantôt plus monstrueuses. Trouves-tu, comme je l'ai parfois entendu dire, que ce travail est « dégradant » pour la condition féminine ?


JM : Non, je ne pense pas. Il est possible d'ailleurs qu'il ait fait cela avec humour...


YV : En effet, ce qui est au départ un travail de commande s'apparentait à un jeu, une sorte de « gag » visuel... aussi distrayants que les reflets grotesques des palais des glaces. Et, finalement, selon moi, l'une des séries les plus brillantes (peut-être parce que le sujet, le thème, sont « légers » au départ ?, programatiques mais pas de manière « sérieuse ») de l'histoire de la photographie du Xxe siècle...


JM : J'ai à l'esprit la photo d'une femme avec des bras très fins, mais au corps très élargi, qui tient ses genoux dans ses mains. Cela donne l'impression d'une sexualité exacerbée, et clownesque en même temps. Je ne ferais pas cela parce ce n'est pas ce qui m'intéresse en photographie.


YV : Je pense qu'avec cette série on est dans le domaine de la pure fantasmagorie...

Et Diane Arbus ?...


JM : J'aime son côté « décalé ». Ce sont les expressions des personnes qui m'intéressent avant tout, l'interaction entre le photographe et le modèle, ce qui n'est pas le cas chez Kertész... ; et qui, pour cette raison, même si j'aime bien ses « Distorsions », je me sens beaucoup moins proche.

J'aime aussi le rapport très intime que Diane Arbus entretient aux personnes qui le regardent droit dans les yeux. Il y un côté « brut », et en même temps, il en résulte une image qui les avantage.


YV : Te reconnais-tu dans la notion de « photo-autobiographie » ?


JM : Oui, bien sûr, et je dirais plutôt, que, dans mon cas, que c'est surtout de l' « auto-fiction ». L'on s'appuie sur son quotidien et l'on extrapole... On n'a pas forcément envie de raconter aux gens : « Aujourd'hui, j'ai travaillé. »

J'aime forcer les traits. J'aime bien l'exagération dans les mises en scène.


YV : Tu aimes en effet jouer avec les codes de représentation, les stéréotypes sociaux et culturels, et tricotes, au sens propre et figuré, une autobiographie qui est forcément une fiction...

Tu as fait récemment, à l'automne 2007, des mises en scène où tu semblais morte ; là on est plus strictement dans le registre de la fiction, il y avait un lien fort avec ta vie « réelle » non ?


JM : Hélas oui.


YV : Peux-tu parler de 'importance, du rôle des métamorphoses des alias comme « Djuliett » sur Internet ?...


JM : Je voulais évoquer la prononciation à l'anglaise de « Juliette ».

Mon pseudo est plutôt transparent ; l'autre, l'est encore plus : j'ai simplement ajouté un H à Melia, mon patronyme, pour forger un nom d'artiste à partir d'un patronyme dont j'aime déjà, au départ, la façon dont il sonne.


YV : Pour ma part, j'avais compris « D(igital) Juliette »...


JM : Ah oui ? D'autres personnes, qui font partie du monde de la musique, pensent plutôt à « DJ »...


YV : La musique... Justement, tu peins aussi (je possède ta « Sirène médusée »)... et joue dans un groupe (tu poses aussi souvent avec l'une de tes guitares).

Pour revenir à la photographie, que penses-tu des autoportraits de Claude Cahun, l'une de premières femmes photographe à s'être ouvertement revendiquée « homosexuelle » ?


JM : J'aime son côté ultra-moderne avant l'heure. Elle a réalisé beaucoup d'autoportraits, d'ailleurs peu montrés à l'époque. Il y une image où elle se représente en bagnarde qu'elle n'est pas, puisqu'elle la liberté de se déguiser, de se représenter en garçonne.


YV : La place de l'homosexualité dans ton travail, et celui des autres ? Penses-tu qu' un tel sujet est encore tabou, ou au contraire peux-tu le montrer sans rencontrer de résistance voire de l'hostilité ?


JM : C'est naturel, et en même temps je ne veux pas en faire étalage. J'ai d'abord été attiré par les femmes, puis les hommes, et à nouveau les femmes...

En fait c'est surtout la personne qui compte plus que son sexe, le fait de me sentir bien avec elle.


YV : Le fait d'avoir donner naissance à un petit garçon a-t-il, pendant la grossesse, et maintenant, modifié ton regard sur ton corps ?...


JM : Oui, énormément. J'avais l'habitude d'être mince et longiligne. J'ai fait pendant ma grossesse de nombreuses séances d'autoportraits où l'on voit progressivement mon corps se métamorphoser...


YV : Que penses-tu des autoportraits nus de John Coplans ? Ses autoportraits en noir et blanc d'homme âgé en forme de natures-mortes... Des objets « physiques » ou un corps tendant vers la « sculpture », le bloc compact ou plus délié, libéré dans ses épanchements formels vers la... réincarnation ? Tes images ont des affinités, au-delà de la différence d'âge et sexe avec cela je crois ?...

JM : Je fais énormément attention à l'image que je donne de mon corps, même si, trentenaire, je n'en suis pas encore (rire) à l'âge de John Coplans – mon corps n'en a pas encore les rides et autres marques de l'âge ! quitte, je l'avoue, à recourir à un logiciel de retouche tel que Photoshop.


PS : Juliette a eu la diligence de me laisser choisir les images pour cet entretien et le texte qui précède... Je l'ai photographiée. Elle m'a photographié. Moi nu et elle nue / habillée. Et puis cela continue spontanément, au fil des rencontres, de manière décontractée. L'on se photographie en souriant et en s'amusant entre photographes et modèles.

Reste qu'à l'évidence, Juliette aime, comme moi, que l'on s'approprie nos images. Elle est curieuse (dans le sens positif du terme) de l'écho, de la dimension différente qui se développe, souvent à notre insu, de ce que nous avions imaginé de la situation.

Que ces images nous échappent en partie, vivent leur vie propre, une autre existence dans le regard et l'imaginaire des autres. C'est lune des raisons majeures, je crois, pour laquelle je fais de la photo, et Juliette en fait aussi.


http://www.flickr.com/photos/meliah/

mercredi, avril 09, 2008

Les Fictions du corps : les autoportraits de Juliette Meliah

Photo Juliette Meliah,
« Garbo, 11 février 2008 »



Certaines se disent « artistes », d'autres simplement « amateures », qui trouvent souvent dans cet espace dit « virtuel » qu'est Internet un exutoire à leurs angoisses existentiels, leurs complexes (affronter et apprivoiser son corps, matérialiser l'image que l'on se fait de soi, une construction intime et à la fois social, sage et fantasmatique à la fois : c'est le coeur du projet de mes « mascarades »), ou simplement une distraction, une « récréation visuelle » qui allège la pesanteur des tracas quotidiens.

Grâce, notamment, à Flickr, et au concept « 365 Days », ces jeunes femmes renouvellent souvent avec humour, et une fraîcheur et légèretés inespérées, si inatendues, le genre canonique de l'autoportrait. Et, parfois, du nu féminin et masculin (plus rare dans l'histoire de l'art).



Photos Sfar,
Look at me ! We're still alive, 9 mai 2007 »


Juliette Meliah, alias « Djuliett » sur Internet, est sans conteste en France l'une des figures les plus talentueuses... et productives de cette nouvelle

scène numériques, au même titre que Sfar ou Catzilla, - à qui j'ai déjà consacré un article sur http://fotopovera.blogspot.com/2007/11/room-with-view-tbilisi-un-autoportrait.html, de mon point de vue bien sûr, dont j'assume pleinement la subjectivité (je l'espère perspicace...).

Non seulement Juliette est belle (d'une taille un peu impressionnante pour une femme ; cela m'a impressionné lors de note premier rendez

-vous), intelligente, sensible... mais elle possède surtout ce sens de l'humour, et dans sa version la plus rare et précieuse : celle de l'auto-dérision !


« Writing Myself » : écrire son corps photographique


Juliette, qui ma initié, « converti » à Flickr, n'a pas attendu l'apparition et les développement d'espaces virtuels tels que celui-ci pour pratiquer l'autoportrait. Nous nous connaissions avant, elle a notamment posé pour mes « Mascarades », et moi, pour elle, et moi, ensuite, à deux reprises, pour ses « Nus masculins »...



Photo Juliette Meliah,
« Camera, 14 décembre 2007»


« Writing Myself » : comme le titre l'indique très explicitement, Juliette avait décidé dans cette série de renouer avec l'ethymologie latine de « photographier » (= « écrire avec la lumière »).

Nièpce avait dès les années 1820 forgé l'expression « héliographie » (« écriture par le soleil »). Toute sréire de photos, qu'elle soit ou non séquentielle, relevant ou non du reportage, est donc un récit en images.

Pour Juliette, il s'agit de raconter et de construire l'histoire de son corps. Avec soi-même, c'est plus facile, c'est vrai, et cela semble d'emblée plus « vrai » : l'on accepte de faire endurer à son visage, l'ensemble du corps, des positions inconfortables que l'on ne souhaiterait pas à une autre personne ; l'on peut se grimer, se ridiculiser à l'envie : cela ne regarde que nous. Nous n'avons de comptes à rendre qu'à nous-même.

Ce corps est déjà, d'ailleurs, en soi, puis dans les postures, les contorsions à laquelle le soumet parfois la photographe, un langage.

La chanteuse australienne Kylie Minogue avait intitulé l'un de ses albums et shows « Body language » (Cf. les CD et DVD éponymes publiés en 2004), et, j'aime ce type d'influence / circulation entre les différents moyens d'expression (en l'ocurence de la musique Pop à la photo) : depuis nombre de séries, parfois très réussies, ont fait florès sur Internet, reprenant ce titre. L'on pourrait aussi faire référence, dans cette culture electro-rock-pop à Madonna bien sûr...

L' « écriture du corps », mais soulignons aussi la qualité de l'écriture comme ce texte qui accompagne l'autoportrait « Strong and Slow ».



Photo Juliette Meliah,
« Strong & Slow, 13 novembre 2007
»


« Lent et fort
Comme mon coeur qui bat
Comme une lutte
Contre les chairs qui l’emprisonnent.

Lent et fort
Comme ma colère
Qui monte chaque jour
Comme un mur de briques qui m’étouffe.

Lent et fort
Comme la jouissance
Que j’attends qui se fait désirer
Et dont l’orgasme me libère.
»


Juliette Meliah regrette, à juste titre, que les nus photographiques soient presque exclusivement féminins et qu’ils soient réalisés la plupart du temps par des hommes ; c’est pourquoi elle aime photographier l’autre sexe. Et, comme beaucoup d’autres femmes aujourd’hui, son propre corps, premier sujet d’étude, comme je l'ai dit, et modèle le plus disponible et patient…

Mais subsiste un éceuil majeur : comment renouveler une iconographie aussi stéréotypée, citée jusqu’à l’épuisement des formes ? Pourquoi poursuivre dans cette voie alors que tant d’autres l’ont explorée avec talent, ou de manière bien souvent trop conventionnelle, d’abord en sculpture et en peinture, puis en photographie ? Comme Francesca Woodman, à laquelle la jeune femme aime se référer, il faut faire preuve d’une singulière obstination introspective. A l’instar de l’Italienne, être habitée par l’obsession de vouloir modeler son corps et de malmener l’image idéale que l’on peut se faire de soi, non sans humour. Ainsi, à l'opposé de la Garbo femme fatale, aime t-elle parfois se représenter en banale mère au foyer occupée à tricoter des vêtements pour son enfant...


Photo Juliette Meliah,
« The truth, 15 novembre 2008 »


Accepter de distordre son corps au gré d’innombrables métamorphoses, dans les nuances infinies de spasmes et de contorsions corporelles, mais aussi le maquillage, les vêtements et chaussures choisis. Je l'ai déjà écrit à propos des « Distorsions » (1933) d'André Kertész, que l'on recourt ou non comme lui à un miroir de fête forraine, la « photographie est [toujours] un miroir déformant. »

Le corps liquéfié, aux transparences ambiguës, devenu traînée de lumière spectrale, semble mu par une inépuisable impulsion et énergie internes. Parfaitement malléable, il est tour à tour boule de chair lovée sur son silence, statue sculpturale et frontale affrontant les bras croisés l’objectif, corps crucifié auto supplicié dans une délicieuse extase photographique. Abandon de soi, lâcher prise et en même temps tension/concentration extrême (sur l’idée que l’on se fait de l’image en train de se former…) : dans son minuscule théâtre intimiste et fantasmatique, Juliette Meliah ne cesse de déconstruire et reconstruire l’image de son corps. Lune des plus belles réussites récentes est sans aucun doute son autoportrait en « Garbo ».


Album de famille et fictions intimes


Avant d'être plus massivement et régulièrement téléchargées sur Internet, les tirages de petit format étaient ensuite réunis dans un vieil album de photographie. Ils composent une fascinante collection de métamorphoses corporelles qui semblent parfois appartenir à un autre siècle, celui des expériences spirites… Rappelons le, l'enjeu majeur de l'apparition de l'album de photographie à la fin du XIXe siècle, consécutive à celles des portraits carte de visite (des tirages à l'albumine collés sur un carton) – il fallait les conserver quelque part et comment ? - n'était pas seulement celui de la mémoire. Le déroulement livresque des pages aux images légendées était un récit en images qui généra de nouvelles mythologies familiales et sociales. Juliette fait la même chose : ses albums sont les journaux intimes des métamorphoses de son corps. Ils racontent autant qu'ils fabriquent cette histoire.

Mais ces images sont parfaitement contemporaines dans le sens où elles s’inscrivent pleinement dans un courant de l’autoportrait féminin plus que jamais vivace. On ne peut jamais se voir soi-même sans l’entremise d’une photographie ou d’un miroir : si l’image photographique, tel un miroir de fête foraine, apporte une réponse étrange et parfois décevante à ce questionnement ontologique, l’image obtenue demeure aussi fascinante qu’à l’époque de l’invention de ce moyen d’expression, lorsqu' Hippolyte Bayard réalisait son « Autoportrait en noyé » (1840)...


Quand le corps s'incarne (paradoxalement ?) sur Internet


Auteure d'un mémoire universitaire sur l'autoportrait photographique, Juliette ne cesse de se photographier, et de télécharger ses autoportraits sur Flickr. Si le journal littéraire est plutôt, depuis longtemps, l'apanage des femmes (l'un des exemples les plus intéressants étant le journal de Virginia Woolf), ce n'est que grâce à la photographie que l'autobiographie visuelle l'est aussi devenue. L'une des pionnières fut Claude Cahun dès les années 1920, homosexuelle émancipée vêtue en garçonne, au physique androgyne. Le phénomène s'est accéléré les décennies suivantes, et, tout particulièrement depuis quelques années grâce à internet. A moins d'être homosexuels, les hommes à tendance hétérosexuelle répugnent souvent, encore – sauf de manière marginale, sporadique (Cf. les autoportraits nus de John Coplans très âgé), à livrer au regard des autres leur corps. En ce début de Second millénaire, nombre de tabous sociaux ancestraux, de conventions et de préjugés tenaces survivent !...



http://www.flickr.com/photos/meliah/

http://www.flickr.com/photos/sfar/

http://www.flickr.com/photos/cathzilla/


A suivre, l'entretien réalisé avec Juliette...


mardi, avril 08, 2008

Quelques fragments de fictions rédigés les 7 et 8 avril 2008

Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 865 [recadrage 2],
Train Paris Montparnasse-Rambouillet,
8 h 45, 8 avril 2008 »
(Polaroïd i733)



Rédigés hier soir et ce matin dans le train, quelques fragments de La Jeune femme au manteau rouge et La Dame aux bottes marron, avant de publier ici La Dame en noir de Véronique Guerrin :

Des taches de lumières fugaces et changeantes sur le visage endormi de la jeune femme au manteau rouge (manteau qu'elle porte aujourd'hui), assise à côté de la fenêtre, dans le compartiment du wagon.



Croquis de Yannick Vigouroux,
« La Dame aux bottes marron »,
Paris, 7 avril 2008


Les cheveux blonds de la femme aux bottes marron, qui semblent aussi délavés que ses yeux bleus, ont des reflets argentés, sans doute dus à une teinture.

En m'asseyant plus près d'elle dans le wagon ce soir, je trouve que chez cette femme d'âge moyen il y a, décidément, quelque chose de triste. Ce visage doux et fatigué, comme lissé, poli par les années et résistant aux rides, ressemble à un masque inexpressif et inoffensif, sourdement résigné. Je remarque que sa bouche est légèrement pincée lorsqu'elle lit.

lundi, avril 07, 2008

« Bientôt quarante ans » (extrait d'une nouvelle en cours)

Quelques lignes de ma nouvelle en cours « Bientôt quarante ans », extrait de Vers Le grand Nul part (titres provisoires dans les deux cas) :

Les petites joies dominicales de tant de couples, arrivé à l'âge de quarante ans et installé à Paris depuis vingt ans – déjà la moitié de sa vie passée ! -, ils ne l'auraient jamais connues.

Il n'y avait jamais pensé auparavant, mais alors que le soleil perçait enfin ce dimanche après-midi printanier de la chappe de plomb gris qui écrasait la ville depuis des jours, il en prit conscience comme un flash ; un jeune père venait en effet de débouler d'un immeuble, flanqué de sa fillette qui tentait de maîtriser son vélo minuscule encore équipé de roulettes, dans la contre-allée lumineuse comme le cours transparent d'une rivière en plein été.

Être célibataire n'avait jamais été un choix. Plutôt la conséquence d'une rupture avec celle qu'il pensait toujours être « la femme de sa vie ».

[...]

Et voilà qu'il allait avoir quarante ans (il éludait soigneusement le sujet avec ses amis, détestant ce genre de commémoration et probablement, à la réflexion, les commémorations en tous genres), il n'avait pas d'enfants, et n'avait jamais connu le rituel dominical du repas en couple chez les parents ou les beaux-parents. Il y pensait parfois lorsqu'il croisait de jeunes couples endimanchés transportant la boîte en carton ficelé du gâteau du dessert et un un bouquet de fleurs, se tenant la main.

Il avait souvent eu envie de les détester mais il s'était toujours révolté contre cette idée injuste.

Certes ce rituel devait souvent être ennuyeux, une visite de « complaisance » comportant ses désagréments, comme le montraient certains films français, des comédies douces-amères qu'il avait vu ces derniers années [...] Cela paraissait ennuyeux souvent, mais cette expérience de l'ennui lui manquait, finalement. Jusqu'à ce jour, il n'y avait jamais encore pensé. N' avait-il pas, dans la vie, des moments d'ennui nécessaires sinon salutaires, comme il y avait aussi de « mauvaises » mais aussi de « bonnes » fatigues ?

Lorsqu'il rentra chez lui, le ciel se couvrait, annonçant un orage imminent (cela nettoierait le ciel se dit-il, comme il fallait qu'il lave son cerveau de ces pensées), il ne trouva comme souvent aucun message sur le répondeur de son téléphone. Celui-ci, comme il s'y attendait, ne sonna pas de la soirée.

Un matin lumineux et glacial (jour de neige à Paris)

Yannick Vigouroux,
« Window # 861, Gare de Versailles-Chantiers, 9 h, 7 avril 2008. »
(Polaroïd i733)

Véronique m'écrit en découvrant cette photo :

« Des corps griffés à l'arrêt comme dans un film qui se serait arrêté lui aussi- immobilité- tout est immobile- griffer la vitre, l'éclater même pourquoi pas ? ce noir et ce gris assez oppressants ! que se passe t-il donc ?

- Il fait très froid, il a neigé. Tout le monde est immobilisé sur ce quai à cause d'un problème de signalisation à la gare du Fort de St-Cyr. C'est comme un arrêt sur image dans un film où règne une atmosphère de matin lumineux et glacial de début de semaine... », lui ai-je répondu.

Ce n'est pas un jour comme les autres, la neige tombe rarement à Paris, et encore plus rarement au printemps. Le caractère insolite de la chose, qui fait remonter tant de souvenirs d'enfance (bagarres de boules et concours de bonhommes de neige), la forte luminosité semble réjouir les gens autant qu'elle les irrite. Il faut s'y résigner, l'on sera en retard à l'école, au bureau ou à un rendez-vous... Qu'on le veuille ou non, le cours des choses est provisoirement interrompu par cette immense nappe de neige silencieuse qui paralyse les transports en commun, fige le paysage urbain dans une inhabituelle immobilité feutrée.

« Plaidoyer pour le métro » (Doris Lessing)

Photo Yannick Vigouroux,
« Paris, L. 8, 5 avril 2008 »,
de la série « Underground »
(Polaroïd i733)



J'ai souvent évoqué ma fascination pour l'univers souterrain du métro.

J'aime tout particulièrement la façon dont Doris Lessing évoque, au-dessus de ce que les Londoniens nomment « The Tube », la remontée à la surface :


« Quand je m'engage dans la rue où j'habite, la lumière dispose les nuages en masses colorées. Les couchers de soleil sont pour le moins satisfaisants, vus d'ici.

Le lierre recouvre la maison d'angle, et des étourneaux se massent dans les branches, s'envolant pour devenir invisibles et silencieux jusqu'au matin. »

(Doris Lessing, « Plaidoyer pour le métro » in Nouvelles de Londres, 1992)

jeudi, avril 03, 2008

« La Jeune Femme au manteau rouge (3) »

Photo Yannick Vigouroux,
« La Femme aux bottes marron,
train Rambouillet-Paris [recadrage # 1] », 2 avril 2008
(Polaroïd numérique i733)


La « Jeune Femme au manteau rouge», si elle n'a pas disparu de ma fiction, bien au contraire, où elle occupe une place de plus en plus importante, a à nouveau disparu du wagon que j'emprunte
chaque matin pour me rendre au bureau.


Photo Yannick Vigouroux,
« La Femme aux bottes marron,
train Rambouillet-Paris », 2 avril 2008
(Polaroïd numérique i733)


Mais d'autres figures surgissent dans la « réalité », et la vacance laissée par celle qui est devenue un personnage de roman, comme cette « Femme aux bottes marron », que j'ai croisée hier matin et hier soir sur le trajet aller et le trajet du retour.

J'avais déjà remarqué sa présence il y a plusieurs semaines, ses yeux bleus très clairs qui semblent aussi délavés que ses cheveux blonds, ses jambes gainées de lourdes bottes en cuir marron et mat.

Les mêmes questions s'imposent à moi : quelle est sa vie ? Pourquoi se déplace t-elle chaque jour vers cette lointaine banlieue ?

mercredi, avril 02, 2008

La photographie perdue (et retrouvée) des chambres fermées de l'âme (2)

Photo Yannick Vigouroux,
« Train Caen-Paris (recadrage), 21 mars 2008 »
(Polaroïd i733)


« Au-dessus de la porte, il y avait une veilleuse bleue, comme dans les wagons des trains de nuit. Se mêlant à la lumière qui venait de la fenêtre, elle créait une lueur vert d'eau, une atmosphère d'aquarium. Je la regardai, et dans la lumière verdâtre, presque funèbre, je vis un profil anguleux au nez légèrement aquilin, et les mains posées sur la poitrine. »

(Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, 2004)


Il y a quelques jours, j'ai évoqué ce que je croyais être la perte définitive d'une photo :

http://yvigouroux.blogspot.com/2008/03/la-photographie-perdue-des-chambres.html

Cet autre extrait de Train de nuit pour Lisbonne s'oppose en tous points, qu'il s'agisse de la lumière nocturne, de la description physique de la personne que j'ai photographiée, à mon image. C'est la raison pour laquelle j'avais tant envie de citer ces lignes, comme contrepoint, reflet en négatif.

Le seul point commun étant l'atmosphère de confinement dans un compartiment de train...

mardi, avril 01, 2008

Le petit cadavre de la mésange bleue

Photo Yannick Vigouroux,
« La Mésange bleue, Paris, 30 mars 2008
»
(Polaroïd numérique i 733)

« La fragilité de l'idéal » : voilà ce qu'incarne pour moi, selon mon psy, les chiens et chats. Les gens comme moi ont tendance depuis l'enfance à fuir la compagnie humaine au profit d'une solitude accompagnée d'animaux, « domestiques / domestiqués », voire sauvages...

Or ce dimanche matin-là, rentré à Paris depuis la veille, après un séjour en Normandie d'une semaine où je n'ai pas, dans la banlieue de Caen, retrouvé du tout les repères ruraux qui parfois me sont chers, je découvre ce minuscule cadavre de mésange bleue. Un filet d'eau l'entoure sans l'emporter...

Rentré chez moi, je récupère mon appareil-photo et reviens aussitôt sur mes pas pour photographier le petit animal mort dans le caniveau. J'ai envie de pleurer.

Normalement, ici, on ne rencontre que des pigeons de ville, voire, lorsqu'il fait froid, des mouettes et autres oiseaux de mer charognards.

Mais que faisait ici cet oiseau si frêle, si beau, si farouche que j'ai, enfant et adolescent, observé pendant des heures en Normandie, à Argences, dans les bouleaux plantés par mon père ?...

J'étais passionné par les oiseaux.

Et j'aimais beaucoup les mésanges, surtout les « mésanges bleues », si fragiles et discrètes, craintives...

J'ai retrouvé mon Guide des oiseaux (Solar, 1979), cela n'a pas été difficile car je me souvenais m'être plongé à nouveau dedans il y a un mois ou deux, qui décrit ainsi l'animal :


« Les Mésanges

Famille des Paridés


Ce sont essentiellement des oiseaux des bois, mais plusieurs espèces visitent fréquemment nos jardins. On distingue les Paridés à la forme ronde de leur corps. Dans les bois, ils volettent parmi les branches et se nourrissent d'insectes, de bourgeons et de graines. »

Ils « volletent »... J'aime tellement cette expression qui me semble légère comme un mince volet en bois claquant sur le mur sous le coup d'une brise passagère.

J'ai donc pris mes photos...

Une dame, derrière moi, intriguée par mon attitude, découvre le minuscule cadavre, qu'elle n'aurait sinon sans doute jamais vu, et dit à son mari : « Elle est vivante ? »
- ben non, tu vois bien, elle est morte... »

J'ai eu envie de répliquer : « C'est toute la fragilité de l'idéal qui est morte ici, pourtant cette eau ne peut l'emporter vers l'oubli. C'est pourquoi j'ai photographié cet oiseau. J'ai beaucoup de peine et comment l'exprimer autrement : il s'agit pour moi de la faillite de l'espérance, du déracinement, de la question de l'"idéal si fragile"... Ce petit corps mort aux plumes moirées est si insignifiant et si tragique à la fois. »

« Nous sommes des êtres stratifiés »

Photo Yannick Vigouroux,
« Self-portrait, Caen [Chemin Vert], 25 mars 2008 »
(Polaroïd i 733)

« Nous sommes des êtres stratifiés, des êtres pleins de hauts-fond, avec une âme de vif-argent instable, avec un caractère dont la couleur et la forme changent comme dans un kaléidoscope inlassablement secoué. »

(Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, 2004)


Je venais de lire ces lignes lorsque pris cet autoportrait dans l'ascenseur du HLM où réside ma mère, dans le quartier du Chemin Vert, à Caen.