Certaines se disent « artistes », d'autres simplement « amateures », qui trouvent souvent dans cet espace dit « virtuel » qu'est Internet un exutoire à leurs angoisses existentiels, leurs complexes (affronter et apprivoiser son corps, matérialiser l'image que l'on se fait de soi, une construction intime et à la fois social, sage et fantasmatique à la fois : c'est le coeur du projet de mes « mascarades »), ou simplement une distraction, une « récréation visuelle » qui allège la pesanteur des tracas quotidiens.
Grâce, notamment, à Flickr, et au concept « 365 Days », ces jeunes femmes renouvellent souvent avec humour, et une fraîcheur et légèretés inespérées, si inatendues, le genre canonique de l'autoportrait. Et, parfois, du nu féminin et masculin (plus rare dans l'histoire de l'art).
Photos Sfar,
Look at me ! We're still alive, 9 mai 2007 »
Juliette Meliah, alias « Djuliett » sur Internet, est sans conteste en France l'une des figures les plus talentueuses... et productives de cette nouvelle
scène numériques, au même titre que Sfar ou Catzilla, - à qui j'ai déjà consacré un article sur http://fotopovera.blogspot.com/2007/11/room-with-view-tbilisi-un-autoportrait.html, de mon point de vue bien sûr, dont j'assume pleinement la subjectivité (je l'espère perspicace...).
Non seulement Juliette est belle (d'une taille un peu impressionnante pour une femme ; cela m'a impressionné lors de note premier rendez
-vous), intelligente, sensible... mais elle possède surtout ce sens de l'humour, et dans sa version la plus rare et précieuse : celle de l'auto-dérision !
« Writing Myself » : écrire son corps photographique
Photo Juliette Meliah,
« Camera, 14 décembre 2007»
« Writing Myself » : comme le titre l'indique très explicitement, Juliette avait décidé dans cette série de renouer avec l'ethymologie latine de « photographier » (= « écrire avec la lumière »).
Nièpce avait dès les années 1820 forgé l'expression « héliographie » (« écriture par le soleil »). Toute sréire de photos, qu'elle soit ou non séquentielle, relevant ou non du reportage, est donc un récit en images.
Pour Juliette, il s'agit de raconter et de construire l'histoire de son corps. Avec soi-même, c'est plus facile, c'est vrai, et cela semble d'emblée plus « vrai » : l'on accepte de faire endurer à son visage, l'ensemble du corps, des positions inconfortables que l'on ne souhaiterait pas à une autre personne ; l'on peut se grimer, se ridiculiser à l'envie : cela ne regarde que nous. Nous n'avons de comptes à rendre qu'à nous-même.
Ce corps est déjà, d'ailleurs, en soi, puis dans les postures, les contorsions à laquelle le soumet parfois la photographe, un langage.
La chanteuse australienne Kylie Minogue avait intitulé l'un de ses albums et shows « Body language » (Cf. les CD et DVD éponymes publiés en 2004), et, j'aime ce type d'influence / circulation entre les différents moyens d'expression (en l'ocurence de la musique Pop à la photo) : depuis nombre de séries, parfois très réussies, ont fait florès sur Internet, reprenant ce titre. L'on pourrait aussi faire référence, dans cette culture electro-rock-pop à Madonna bien sûr...
L' « écriture du corps », mais soulignons aussi la qualité de l'écriture comme ce texte qui accompagne l'autoportrait « Strong and Slow ».
Photo Juliette Meliah,
« Strong & Slow, 13 novembre 2007 »
« Lent et fort
Comme mon coeur qui bat
Comme une lutte
Contre les chairs qui l’emprisonnent.
Lent et fort
Comme ma colère
Qui monte chaque jour
Comme un mur de briques qui m’étouffe.
Lent et fort
Comme la jouissance
Que j’attends qui se fait désirer
Et dont l’orgasme me libère. »
Juliette Meliah regrette, à juste titre, que les nus photographiques soient presque exclusivement féminins et qu’ils soient réalisés la plupart du temps par des hommes ; c’est pourquoi elle aime photographier l’autre sexe. Et, comme beaucoup d’autres femmes aujourd’hui, son propre corps, premier sujet d’étude, comme je l'ai dit, et modèle le plus disponible et patient…
Mais subsiste un éceuil majeur : comment renouveler une iconographie aussi stéréotypée, citée jusqu’à l’épuisement des formes ? Pourquoi poursuivre dans cette voie alors que tant d’autres l’ont explorée avec talent, ou de manière bien souvent trop conventionnelle, d’abord en sculpture et en peinture, puis en photographie ? Comme Francesca Woodman, à laquelle la jeune femme aime se référer, il faut faire preuve d’une singulière obstination introspective. A l’instar de l’Italienne, être habitée par l’obsession de vouloir modeler son corps et de malmener l’image idéale que l’on peut se faire de soi, non sans humour. Ainsi, à l'opposé de la Garbo femme fatale, aime t-elle parfois se représenter en banale mère au foyer occupée à tricoter des vêtements pour son enfant...
« The truth, 15 novembre 2008 »
Accepter de distordre son corps au gré d’innombrables métamorphoses, dans les nuances infinies de spasmes et de contorsions corporelles, mais aussi le maquillage, les vêtements et chaussures choisis. Je l'ai déjà écrit à propos des « Distorsions » (1933) d'André Kertész, que l'on recourt ou non comme lui à un miroir de fête forraine, la « photographie est [toujours] un miroir déformant. »
Le corps liquéfié, aux transparences ambiguës, devenu traînée de lumière spectrale, semble mu par une inépuisable impulsion et énergie internes. Parfaitement malléable, il est tour à tour boule de chair lovée sur son silence, statue sculpturale et frontale affrontant les bras croisés l’objectif, corps crucifié auto supplicié dans une délicieuse extase photographique. Abandon de soi, lâcher prise et en même temps tension/concentration extrême (sur l’idée que l’on se fait de l’image en train de se former…) : dans son minuscule théâtre intimiste et fantasmatique, Juliette Meliah ne cesse de déconstruire et reconstruire l’image de son corps. Lune des plus belles réussites récentes est sans aucun doute son autoportrait en « Garbo ».
Album de famille et fictions intimes
Avant d'être plus massivement et régulièrement téléchargées sur Internet, les tirages de petit format étaient ensuite réunis dans un vieil album de photographie. Ils composent une fascinante collection de métamorphoses corporelles qui semblent parfois appartenir à un autre siècle, celui des expériences spirites… Rappelons le, l'enjeu majeur de l'apparition de l'album de photographie à la fin du XIXe siècle, consécutive à celles des portraits carte de visite (des tirages à l'albumine collés sur un carton) – il fallait les conserver quelque part et comment ? - n'était pas seulement celui de la mémoire. Le déroulement livresque des pages aux images légendées était un récit en images qui généra de nouvelles mythologies familiales et sociales. Juliette fait la même chose : ses albums sont les journaux intimes des métamorphoses de son corps. Ils racontent autant qu'ils fabriquent cette histoire.
Mais ces images sont parfaitement contemporaines dans le sens où elles s’inscrivent pleinement dans un courant de l’autoportrait féminin plus que jamais vivace. On ne peut jamais se voir soi-même sans l’entremise d’une photographie ou d’un miroir : si l’image photographique, tel un miroir de fête foraine, apporte une réponse étrange et parfois décevante à ce questionnement ontologique, l’image obtenue demeure aussi fascinante qu’à l’époque de l’invention de ce moyen d’expression, lorsqu' Hippolyte Bayard réalisait son « Autoportrait en noyé » (1840)...
Quand le corps s'incarne (paradoxalement ?) sur Internet
Auteure d'un mémoire universitaire sur l'autoportrait photographique, Juliette ne cesse de se photographier, et de télécharger ses autoportraits sur Flickr. Si le journal littéraire est plutôt, depuis longtemps, l'apanage des femmes (l'un des exemples les plus intéressants étant le journal de Virginia Woolf), ce n'est que grâce à la photographie que l'autobiographie visuelle l'est aussi devenue. L'une des pionnières fut Claude Cahun dès les années 1920, homosexuelle émancipée vêtue en garçonne, au physique androgyne. Le phénomène s'est accéléré les décennies suivantes, et, tout particulièrement depuis quelques années grâce à internet. A moins d'être homosexuels, les hommes à tendance hétérosexuelle répugnent souvent, encore – sauf de manière marginale, sporadique (Cf. les autoportraits nus de John Coplans très âgé), à livrer au regard des autres leur corps. En ce début de Second millénaire, nombre de tabous sociaux ancestraux, de conventions et de préjugés tenaces survivent !...
http://www.flickr.com/photos/meliah/
http://www.flickr.com/photos/sfar/
http://www.flickr.com/photos/cathzilla/
A suivre, l'entretien réalisé avec Juliette...
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