vendredi, février 18, 2011

Les autoportrait nus de Steven Lumière Moussala : convulsions et distorsions d'un corps devenu pur langage



© Photo Steven Lumière Moussala




Dans le rituel de l'autoportrait nu auquel se livre Steven Lumière Moussala, se joue et rejoue, image après image, une fascinante dialectique. Est-ce le grain de la photo qui s'incarne dans ces sombres fragments corporels, ou l'inverse : l' épiderme granuleux qui s'anime grâce à la photographie ? Le corps se livre à une chorégraphie muette et hypnotisante, intime mais jamais narcissique puisqu'elle se veut pur « langage ».

Toujours selon les mots du photographe, le nu, serait chez lui un « continent », ou encore une « corde tendue » vers les Autres. Une corde qui, après avoir été nouée à l'extrême, se dénouerait lentement...

Face à ce corps qui se dit « torturant », « ondoyant », on songe à Eikoe Hosoe (et en particulier à sa série Barakei, en français Le Supplice des roses, réalisée en 1961, prenant pour modèle l''écrivain Yukio Mishima), aux Distorsions (1933) d'André Kertész, à Dieter Appelt bien sûr, voire aux autoportraits réalisés par John Coplans dès 1983 alors qu'il était octogénaire, ou les gros plans d'Yves Trémorin, datant de la même époque, et révélant la nudité de sa grand-mère.

Par la radicalité du cadrage serré qui exalte la présence de l'épiderme, Steven recherche aussi une équivalence visuelle à la sensation du toucher.

« Etre nu dans la réalité ne me gêne pas, au contraire, je sens mieux mes coordonnées, qu'habillé, dans les habits le corps intime se perd de vue, il épouse leurs formes, on ne sent plus qu'eux, leur confort, leur rudesse. Nu, j'ai concience de mes limites, de mon enveloppe de peau personnelle, j'adhère à mes limites. » (Anne-Marie Garat, István arrive par le train du soir, 1999)





© Photo Steven Lumière Moussala




Chez Steven, si le parti pris de la nudité  dans le cadre du rituel photographique en tout cas  est déculpabilisé, il ne s'agit pas d' « adhérer à ses limites », mais au contraire de les dépasser dans un hors cadre mental.

Ce n'est pas l'avis de sa mère aimante mais culpabilisante – lourd héritage que celui laissé par les missionnaires catholiques occidentaux en Afrique noire – qui considère dans une lettre écrite à son fils ce corps « tabou », que se photographier nu c'est « offenser Dieu ».

Ce corps sacré devrait rester secret. Silencieux il l'est, la photographie est un langage muet, mais il ne l'est pas visuellement. Au contraire, dans les autoportraits de Steven, il s'exprime, avec autant d'exubérance que de pudeur. Ce pourrait sembler, mais en apparence seulement, une troublante contradiction.

Ces photographies seraient aussi des « fresques sociales », « politiques », qui entendent dénoncer, dans les convulsions intimes du corps, la force et la fragilité de ses déliés épidermiques, les injustices liées aux préjugés raciaux et aux injustices sociales. Ce corps souffrant semble pourtant, paradoxalement, s'épanouir, car il revendique son être-là, tout en résistant, protestant contre les tortures phyisques et morales infligés aux autres hommes.





© Photo Steven Lumière Moussala 





Il s'agit bien, aussi, comme l'écrit Anne-Marie Garat, de se « perdre de vue » grâce au nu : dans ces photos, le corps est souvent tronqué. La tête absente est presque toujours absente, et quand, parfois, on devine le visage, souvent flou il ne nous regarde pas, ferme les yeux, le photographe n'est pas honteux de sa nudité mais regarde vers un ailleurs mental...

L'absence de visage signifie normalement anonymat. Ces gros plans radicaux* en sont tout le contraire : non pas absence d'identité, non pas « identité » non plus – au sens où le sont les photos d'identité par exemple – , mais bien une autre forme d'identité concentrée (dans tous sens du terme puisqu'il s'agit aussi de concentration mentale) au maximum, dans ce repli et cette tension corporelle, comme les poings serrés de Coplans.

Ce corps ressemble au corps comprimé d'un contorsionniste, enfermé dans une minuscule boîte en bois ou en métal (ici le cadre photographique) dont on attend le redéploiement imminent, sinon redoute l'explosion hors des limites normatives : c'est bien là le tour de force de ce travail, à la fois si introspectif et si universel.



Yannick Vigouroux, février 2011





* sur cette question on pourra se reporter à mon article « Les ambiguïtés du gros plan dans la photographie contemporaine » in La Voix du Regard n° 12, printemps 1999, p. 242-245