mercredi, juin 18, 2008

« ASKLEPIA. L’an 2079. CHRU Lillenville », nouvelle de science-fiction de Véronique Guerrin

Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 231 [Hôtel de Vigny],
Paris, 8 juillet 2079 »
(Digital Pinhole / Sténopé numérique)



« Window # 231 », est l'image qui a fortement inspiré la nouvelle de science-fiction de Véronique Guerrin, ainsi que, dans une moindre mesure les « Windows # 222, 226, 2224 et 230. (Pourquoi avais-je daté ces images comme si elles l'avaient été en 2079 ? Parce que c'est la date qui s'affichait désormais sur mon appareil numérique Sony cassé et déréglé, transformé en sténopé.)


Véronique avait en effet, d'abord écrit sur Flickr, à propos de ces images :



« Window # 231 » :


« La nuit allait tomber. je n'entendais que le grincement des charriots blancs chargés de draps qui traversaient la cour de l'hôpital. Quelques automobiles clairsemées sur le parking. Une odeur de soupe se mélange à celle de l'antiseptique, des pas feutrés, une porte qui claque...
J'essaie de m'assoupir... Je dors d'un sommeil entrecoupé, étrange et qui me rend étranger à moi même.
Je me lève, je regarde par la fenêtre qui ne s'ouvre pas... je me sens comme un oiseau mais je n'ai pas d'ailes...
Le professeur et ses "disciples" sont passés ce matin dans ma chambre anonyme...moi aussi, je suis anonyme...
On entre, on soulève le drap, on m'observe, on parle...Un brouhaha de mots, un jargon incompréhensible et les voilà repartis...


Je n'ai rien compris et on ne m'a même pas adressé la parole...


j'essaie de dormir...j'essaie de guérir... je veux partir...


ces murs gris m'environnent... ces barres de fer, ces claquements, ces grincements et je tombe dans un rêve ...


Je vois un jardin et une balançoire... Je cours vers mon chien qui frétille de la queue et il aboie... Non, ce n'est pas lui... c'est quelqu'un en blouse blanche qui me demande si je dors bien !!!
Qui me retourne, me soulève, m'asperge d'eau de Cologne qui sent trop fort et qui est si froide et qui glisse dans mon dos...


Bonne nuit ! »







« Window # 226 [Hôtel de Vigny], Paris, 8 juillet 2079 »


« Il restait sur le fil du toit
de grises cendres envolées aux coloris d'un automne précoce
la trace légère du funambule qui avait dansé et bougé

debout et seul
toute une après-midi


je revois ses longues jambes au collant blanc
et sa pantomime de pierrot
avec ses si larges manches
des nuages arrachés au ciel. »




« Window # 224, Paris, 8 juillet 2079 » :


« C'est un drap blanc
comme celui qui sert à une scène de théâtre d'école,
comme celui du lit que lon refait dans la chambre du viel hôpital,
comme un linceul que l'on a enleé du corps dans la morgue,


un suaire, un bout de rêve aux ombres grises intermittentes,
un pan de ciel de it ou de songe éteind
une porte ouverte, une armoire solitaire...
une gigantesque blouse dans un laboratoire de géant ! »




« Window # 230 [Hôtel de Vigny], Paris, 8 juillet 2079 » :


« Dans la chapelle du vieil hôpital, les anges s'ennuient... Quelques araignées fécondes tissent des toiles dans les coins où dorment les statues qui se décolorent. La poussière s'appesantit sur les bancs de bois vermoulu.
Un christ de bronze veille et penche la tête vers la porte qui ne s'ouvre que rarement...
Il n'y a plus d'aummonier! c'est une dame qui le remplace de temps en temps, lorsque très rarement, on demande une présence pour un agonisant...


D'ailleurs, parfois, on n'a plus le temps ni le droit d'agoniser, de rendre l'âme, de vivre sa mort... »





« Window # 222, Gare de St-Quentin-en-Yvelines, 5 juillet 2079 » :


« La soucoupe volante s'était écrasée sur la terre
calcinant les herbes et déposant sur l'argile à peine humide de l'aube
une couche charbonneuse criblée de points bleutés
la carcasse de la machine gisait
brisée en plusieurs endroits
comme effilochée, disloquée...
un jouet d'enfant oublié au fond d'un jardin. »


Et voici la nouvelle :




« ASKLEPIA

L’an 2079
CHRU Lillenville



La nuit tombe. Le crissement des roues des charriots chargés de draps dans la cour du vieil hôpital. Un fumet de soupe se mélange à l’odeur de l’antiseptique. Des pas feutrés, une porte qui claque, le son perçant d’une télévision.


Je dors d’un sommeil entrecoupé qui me rend indifférent à moi-même. Le professeur du service, ses internes sont passés ce matin dans ma chambre anonyme. Moi aussi, je suis un incognito. Ce qui est désigné, c’est le nom que porte ma maladie !


On entre, on soulève le drap, on m’observe et j’ai froid ! C’est la fraîcheur des regards qui me glacent plutôt ! Car l’ambiance est surchauffée. Un brouhaha de mots, un jargon incompréhensible et les voilà repartis ! le drap reste ainsi, au bout du lit, mon corps figé, la porte entrouverte.


Je n’ai rien compris. Personne ne m’a adressé la parole. J’essaie de dormir, de guérir, je veux partir.


Des murs gris, des barres de fer m’environnent. Des bourdonnements, des grincements venus des machines de respiration, d’alimentation. Des tuyaux dans mon nez, dans ma gorge, qui me font mal. Mes paupières s’alourdissent.


Je vois un jardin. Je cours vers mon chien qui frétille de la queue, qui aboie. Ouah ! Ouah ! Non, ce n’est pas lui, c’est un robot-soignant qui me demande si je dors bien ! Qui me retourne, me soulève, m’asperge d’eau de Cologne, si froide quand elle me coule dans le dos. Sa main énergique frotte ma peau quelques secondes puis tout disparaît : le couloir illuminé, le couinement incessant des chaussures, les voix électroniques.




Photo Véronique Guerrin,
« 6 h 31, Lille, 24 mars 2057 »
(Polaroïd i 733)



Il ne reste qu’une lueur diaprée qui joue dans l’interstice de la fenêtre. Lentement, ma chambre d’hôpital s’estompe. Une dame apparaît, me guide à l’intérieur d’un vaisseau de métal sombre puis disparaît. Je pilote et traverse l’univers, me déplaçant à la vitesse de la lumière vers une cité inconnue située plus haut que les galaxies.


Je suis pris dans des tourbillons de poussières, de mercure. Le vaisseau se disloque, les vents pluvieux secouent l’habitacle aérien, le tonnerre gronde. Un éclair violent éclate. Les instruments du tableau de bord se désactivent. Je chute pour atterrir sur une terre plus sombre que le cratère d’un volcan éteint. Je crois que je suis mort. Tout est si ténébreux.


Mais j’entends une douce mélodie. Une clarté me révèle un jardin, au cœur d’une cité merveilleuse. Je suis arrivé sur la planète Asklépia, une étoile éclairée de lueurs vertes qui évoluent autour d’elle. Elle se déplace en vrille dans l’espace, au rythme d’une légère résonance.


Panacée, la dame de l’engin spatial m’attend. Elle me conduit au laboratoire de Télesphore. Une grotte ouverte vers le ciel dont la porte taillée dans le roc est une mandorle. De petites étoiles s’y agitent, des éclats singuliers dansent sur les parois de pierre. Je lève la tête.


Je vois une lune pleine. Elle déverse un cône de lumière dans la salle. Télesphore me place en son centre. Je deviens plus léger, plus transparent ; je sens qu’une force pénètre en moi, irrigue doucement mon corps.


Coiffé d’un capuchon, revêtu d’une longue robe verte ceinturée de blanc, il tape trois fois sur ma tête avec un bâton d’émeraude. Des serpents aux couleurs d’arc-en-ciel en sortent, entrent en moi. Je vois jaillir de mon corps un monstre hideux au visage déformé par la colère, une manière de génie malfaisant, l’image de ma maladie. Ce cancer qui m’est étranger, qui s’est lové en moi sans que je m’en rende compte. Ce crabe taciturne, rusé qui s’est joué de ma vie. Je le vois, il vocifère, il gesticule.


Trois êtres étranges aux oreilles pointues, en robe d’aluminium l’enferment dans une fiole transparente. L’un d’eux, Taranis, dépose le flacon dans une armoire éclairée de lueurs verdoyantes.


Panacée tient entre ses mains un globe en or qu’elle sépare en deux parties. S’en échappent des virus, des microbes, des bactéries. Une pyramide de flammes s’élève autour d’elle, formant une colonne de feu qui tourne en spirale. À son sommet, un serpent d’or s’enroule autour d’une croix. Taranis y jette la fiole qui crépite maintenant.


C’est alors qu’une lionne gigantesque s’avance vers moi ; de sa gueule ouverte jaillissent des myriades d'éclats embrasés qui m'enserrent. J’ai peur mais stupéfaction ! je ne ressens plus aucune douleur. Je me sens si bien.


Je découvre alors que je me trouve dans un espace-temps différent. Les deux aiguilles et les chiffres de la montre que je porte à mon poignet ont disparu.


Nous marchons dans le verger, sur une herbe chaude, entouré d’arbres fruitiers où miroitent de minuscules lunes d’argent.


L’aube se lève. Télesphore m’offre l’un de ces fruits en souvenir. Je le salue et il me quitte.


Panacée m’accompagne dans une machine volante transparente. Pendant le vol, elle me parle :


" - Notre cité existe depuis longtemps. Un regard dans un miroir, une pendule qui s’accélère, une sonnette qui tinte toute seule. Différentes façons d’approcher un malade pour l’aider. Non, ce ne sont pas les fantômes, ni les morts qui hantent les couloirs de l’hôpital, mais les hommes et les femmes d’Asklépia. Le futur, ce qui existera demain, dépend nécessairement du passé. Depuis des temps lointains la mémoire de l’humanité détient les secrets de la vie et de la mort. Et nous en sommes les dépositaires. "


Nous descendons en vol piqué vers la terre, atteignons le toit de l’hôpital où se cache ma chambre.


Je glisse dans le sens inverse des aiguilles d’une montre le long d’un toboggan lisse, invisible, un vertige me saisit, je traverse un voile qui se déchire.


Me voici allongé dans mon lit, un fruit scintillant dans la main. L’infirmière entre. Je lui demande :


" - Ce sera comment l’hôpital du futur ?

- L’hôpital du futur ? C’est quoi le futur ?

- Et si mon rêve devenait réel ?

- Chaque rêve se réalise un jour… "


Je lui souris car je sais que demain je sortirai. Sur le cadran de sa montre, il n’y a ni chiffre, ni aiguille. L’infirmière porte en pendentif une lune d’argent. »

(Véronique Guerrin)

vendredi, juin 13, 2008

« Insomnia », les spectres photographiques de Philippe Calandre


Photos Philippe Calandre,
de la série « Insomnia », Taïwan, 2007



Des spectres surgis de la nuit, statiques, immobiles face à l'objectif et prisonniers de leur condition de « morts-vivants ». Littéralement figés, à la manière de ceux du cinéma fantastique. L'on est en plein cauchemar, comme si, somnambule, après avoir erré des heures sans se savoir, l'on se réveillait soudain, face à une cette image arrêtée des autres et de nous-même : nous découvrons soudain que nous faisons, partie, immobilisés dans la même catalepsie fatale, d'une obscure communauté, celle du Royaume des ténèbres ou bien d'une secte infernale ?


La photo possède un pouvoir mortifère, cela a été bien démontré dan les écrits d'André Bazin puis de Roland Barthes ; l'artiste s'amuse à croire, à la lettre, à ce pouvoir.


Lorsque j'ai discuté la première fois de cette nouvelle série avec Philippe Calandre, je me souviens qu'il a nommé celle-ci « Les Pyjamas »... Et en effet, ses modèles posent en tenue de nuit, tee-shirts blancs, et pyjamas, parfois en partie dénudés. Les bras et les mains plaquées contre le corps ou légèrement écartés : le garde-à-vous règlementaire de ces soldats blêmes du néant.


La série « Les Pyjamas » : une manière pour Philippe, avec son humour habituel de conjuguer « ironie » avec « onirisme ». De rappeler aussi la dimension très prosaïque de cette croyance aux fantômes, son ancrage dans la vie de tous les jours. Des spectres qui n'auraient finalement rien de très spectaculaire, dans leur apparence et leur comportement, comme en attestent un cinéma asiatique contemporain qui n'a pas besoin d'effets spéciaux hollywoodiens pour faire peur, dans des films qui s'apparentent plus à la série B qu'à la super-production : un écran de télévision qui grésillent, parcouru d'images étranges, un téléphone qui sonne, un portrait déformé à la manière d'une toile de Francis Bacon y suffisent (Cf. les Ring # 0, 1 et 2, films japonais du début des années 2000) y suffisent... (C'était déjà le cas aux États-Unis, en 1968, avec un film mythique qui a forcément marqué Philippe comme nombre d'adeptes du genre, à la limite du cinéma amateur, dont les imperfections techniques, associés au clairs-obscurs, renforcent habillement (mais peut-être involontairement ?) la dimension horrifique des séquences : La Nuit des Morts-Vivants / Night of the Living Dead).


Mais, s'il y a des influences réciproques, le langage photographique n'est le même que le langage photographique : il y de l'humour dans le faire poser ces personnes dans ces tenues de nuit – requête bien inhabituelle – mais Philippe ne recourt à aucune imperfection pour créer une atmosphère étrange, inquiétante : les modèles posent dans un beau clair-obscur dramatique, où de longues ombres portées tracent parfois des perspectives menaçantes. Ces photos en noir et blanc, parfaitement maîtrisées techniquement, sont d'une grande qualité esthétique sans être esthétisante. Si elle provient des habitations, la lumière semble émaner des corps cernés de halos ; certains ressemblent à des chrysalides diaphanes en cours de métamorphose ; d'autres, dont la transformation serait achevée, à ceux de créatures libérées de toute pesanteur et prêtes à l'envol (des « fantômes volants » comme on en rencontre des contes chinois)...


Cette série a été réalisée à Taïwan. J'ai interrogé Philippe, bien sûr, sur la question des « spectres », le rôle qu'ils jouaient là-bas dans l'imaginaire des gens. « J'ai fait ces photos en sachant qu'ils avaient peur de cela. Le spectre est à l'origine de chaque chose qui peut t'arriver de mauvais : tomber d'une échelle, n'importe quel accident... Il en est toujours à l'origine ! Toutes les images prises la nuit se ressemblent non ?... » m'a t-il répondu.


Oui et non. Car Philippe aime ici, comme d'habitude, cultiver le plaisir du de la répétition et du décalage.





Photos Philippe Calandre,
de la série « Insomnia », Taïwan, 2007



Reste qu'en Asie, le spectre joue un rôle fondamentale dans la vie quotidienne, les croyances, sa place est majeure dans littérature chinoise du XVIIIe siècle, mais aussi le cinéma, cela dès ses débuts (comme le prouvent Les Comtes de la lune froide après la pluie du Japonais Henji Mizoguchi, 1953), et surtout cette « nouvelle vague du cinéma fantastique émergeant au début de ce millénaire avec, notamment, la série des Ring déjà évoquée .


Je relis d'ancestraux contes chinois : les spectres et leurs consorts ne sont pas toujours des êtres si dangereux, rappelons-les, ils cohabitent ou s'affrontent souvent avec des esprits farceurs comme ces renards dans un conte, ou encore des gobelins, toutes sortes de démons...


Et je tombe sur cette phrase : « La lune éclairait tout comme un plein jour. » (Ji Yun, « Démon soluble dans l'alcool »). C'est bien cette lumière froide de l'astre blanc, si important dans ces contes, qui semblent éclairer les scènes imaginées par l'artiste.


Philippe Calandre est en photographe cinéphile. Rien de surprenant donc à ce que cette série semble si cinématographique ; elle doit peu à la photographie, ancienne ou contemporaine, beaucoup plus à un cinéma ancien ou contemporain, qu'il soit occidental ou asiatique, ancien ou actuel...


L'insomnie : Philippe en a comme moi souffert ; elle fait de nous, littéralement des zombies en puissance. L'insomniaque est ressemble beaucoup à un « mort-vivant ». Je connais aussi l'expérience du « rêve-éveillé », c'est-à-dire que, longtemps, j'ai été « somnanbule ».


Cet Autre qui est votre double nocturne,... S'en séparer, c'est un peu, j'imagine (car je n'ai pas de frère jumeau, mais beaucoup de doubles nocturnes) comme s'éloigner d'un frère ou ou d'une soeur jumeaux : la douleur est déchirante, l'on se sent coupé en deux, séparé de sa moitié (même si c'est la « part sombre » de soi. Ce n'est donc pas un hasard si le photos de Philippe montrent souvent des duos... conjugaux, consanguins ou pas.



http://www.philippecalandre.com/main.html