vendredi, février 29, 2008

Ma dernière photo de fenêtre à Naples

Yannick Vigouroux,
« Window # 246, Hôtel Prati, Napoli, 19 juillet 2079 »
(sténopé numérique / digital pinhole)


Petit flash-back italien un brin nostalgique. C'était la dernière soirée à Naples, et l'un des dernières photos prises sur la terrasse de notre chambre d'hôtel.

Il est 17 h 30 (j'ai noté très précisément l'heure dans mon carnet), j'écoute Caruso, l'enfant de la ville et bien nommé « Prince du Bel Canto » tout en rangeant mes affaires dans mes valises et sacs de voyages, en écrivant et en lisant Manchette.

Une dernière vue au sténopé digital de ce balcon, fragment de cette immense terrasse sur la mer qu'est Naples (Cf. Paul Claudel), pour l'emporter en France...

Nous rencontrons et fabriquons les images dont nous avons besoin. Celle-ci, un peu mélancolique, m'est si douce. Je l'ai téléchargée en fond d'écran dès mon retour à Paris. Elle m'accompagna pendant plusieurs mois au quotidien, dans une autre fenêtre, celle de mon ordinateur.

La photographie & Francis Bacon

Photo Yannick Vigouroux,
« Self-Portrait # 1, 15 février 2008 »
(Polaroïd i733)


Mes yeux semblent avoir disparu dans cet autoportrait, m'a-t-on fait remarqué, comme si la peau s'était refermée sur elle-même après s'être cautérisée... Mes paupières seraient définitivement closes.

Un photographe dont le regard ne serait plus qu'intériorisé ?

L'une de mes influences majeures, depuis une vingtaine d'années, est, bien sûr, Francis Bacon.

Les photos de son atelier m'ont toujours fasciné car elles révèlent une incroyable accumulation, en apparence chaotique mais matricielle, d'objets, une manière de désordre organisé (dans son inconscient en tout cas) : toiles roulées et entassées, pinceaux, pots de peintures ouverts, mais aussi nombre de clichés punaisées au mur, dont des reproductions de ses propres oeuvres.

L'artiste a confié que le flou de bougé du à un temps de pose trop lent, spécifiquement photographique (Cf. Philippe Dubois, L'Acte photographique) est à l'origine des flous de ses portraits : à l'aide d'un chiffon, il frottait avec vigueur l'huile avant qu'elle ne fut sèche. Curieusement, dans la l'introduction du Photo Poche (n° 133, Actes Sud, 2007) consacré à Saul Leiter, Max Kosloff inverse, fort poétiquement d'ailleurs, le processus : « [...] c'est bel et bien une acuité perceptive de cet ordre précisément qui fait tout le prix du travail de Saul Leiter lorsque, maniant ainsi une touche de lumière en guise de chiffon, il nous fait entrevoir une ville aux gestes soudain suspendus, mais riches de sous-entendus. »

Mes premières photos, étaient des autoportraits très influencés par Bacon, ils furent pris avec un Olympus OM-10 à visée-réflex offert par mes parents auquel je tenais beaucoup (on me l'a volé depuis, je l'avais oublié dans le coffre de ma voiture qu'on avait forcé, sur un parking de la banlieue de Caen).

Dans ma chambre, assis face à l'objectif 50 mm, l'appareil fixé sur un pied et chargé d'un film noir et blanc HP5 (400 asa) à cause de l'importance et de la qualité du grain, ayant réglé au 1/8e de s. environ, je déclenchais en bougeant mon visage de la droite vers la gauche, et inversement... Le résultat était bien sûr très aléatoire et il y avait beaucoup de « déchets ». Plus économique avec le numérique : avec le même mode opératoire je peux désormais prendre une centaine d'images, pour n'en sélectionner au final qu'une ou deux seulement !

Comme les peintures réalisées à l'époque, j'ai détruit tous les négatifs et tous les tirages de ces autoportraits à partir de 1994 – je travaillais alors sur des chantiers de travaux publics et croyais avoir renoncé, définitivement, à la photographie. Mais mon recrutement à la Mission du Patrimoine photographique à la fin de cette année-là par Pierre Bonhomme, et la rencontre simultanée d'Anne-Marie sauvèrent le « photographe fauché et repenti ».

Depuis quelques mois, j'éprouve le besoin de renouer avec ces expérimentations originelles, avide de rencontrer ces multiples fantômes de soi qui m'évoquent tant l'un des plans du film L'Echelle de Jacob (1990) d'Adrian Lane : une créature secoue si vigoureusement son visage qu'il semble se désagréger... « C'est... comme des démons » déclare Jacob Singer, alias Tim Robbins. Les yeux de certains d'entre eux (des chirurgiens) ont disparus.

Curieusement, c'est plutôt l'affiche de Silent Hill (2006) de Christophe Gans que j'avais à l'esprit lorsque j'ai réalisé cet autoportrait, alors que c'est la bouche qui est effacé, et non les yeux.

Le flou de bougé au cinéma auquel recourt souvent Gans est un emprunt au flou photographique : il implique une perturbation des sens, exprime un trouble sensoriel, un vertige par exemple dû à la consommation d'alcool / de drogues dures, ou à de la fatigue tout simplement, quant il n'ouvre pas, dans le cinéma fantastique ou de Science-Fiction, vers une dimension autre, surnaturelle.

jeudi, février 28, 2008

La récurrence des sacs et des feuilles de papier blancs dans mes photos

Photos Yannick Vigouroux,
« Paris, 25 février 2008 » (Polaroïd i733)


J'ai remarqué il y a quelques mois que les sacs et les feuilles de papier blancs étaient des motifs récurrents dans mes photos de rue et de métro. Est-ce parce que la page à ramasser, ou transportée, reste à écrire ? Est-ce aussi parce que l'on transporte tant de soi dans ces sacs que l'on porte ? ...

« La Jeune Femme au manteau rouge» (2) par Véronique Guerrin



Photo Suzanne Guerrin (modiste),
[« A la tricoteuse », rue Nationale, Lille],
années 1950

« Ce jour-là, elle était assise comme à son habitude, non loin de moi et enveloppée dans son manteau rouge, comme dans un linceul. L’idée du linceul m’était venue par association avec l’expression insoutenable que j’avais captée dans son regard. Une lourde tristesse en sourdait. Une intolérable impression de dénuement, de solitude. En descendant elle fit tomber quelque chose. Je me penchais et je ramassais un bout de papier, me sembla t-il. Mais il était plus lourd qu’un papier et le retournant je vis que c’était une photographie. C'est cette image que je vous livre : "à la tricoteuse", et je décidais de nommer Antigone ma jeune femme au manteau rouge. En hommage à cette affiche collée sur la porte du magasin.


Version deux :

Ce matin je décidai de suivre la dame au manteau rouge et je chantais dans ma tête cet air "La fille au bas nylon" car je trouvais que les deux expressions se répondaient. La dame aux bas nylon ou la fille au manteau rouge. Je jouais sur cette mélodie. Je descendais donc derrière mon inconnue et je marchais lentement… Bientôt nous nous sommes retrouvés dans un quartier très éloigné où je n’étais jamais allé. Je ne connaissais rien de ce lieu. je ne savais même pas qu’existait encore un endroit aussi archaïque et vieillot. Elle entra dans un magasin baptisé "à la tricoteuse" et dans le petit café du bout de la rue j’achetais une carte postale qui représentait cette maison. Il y avait là toutes sortes de photographies et de cartes postales, à l’ancienne ! et elles représentaient toutes les maisons de la rue…qui était d’ailleurs bien longue. je me pinçais un peu pour être certain de n’être pas dans un rêve à la Delvaux… »

(Véronique Guerrin)


Merci Véronique !

J'aime beaucoup ces deux textes ; c'est troublant de constater dans quelles directions, à partir d'une même image, mentale et photographique, nos fictions se croisent et se rejoignent, divergent aussi...

lundi, février 25, 2008

« La Jeune Femme au manteau rouge (1) » [extrait d'une fiction en cours]



Photos Yannick Vigouroux,
« La Jeune Femme au manteau rouge # 2 et # 4 »
(Polaroïd numérique i 733)

J'avais annoncé en 2006 que je cesserais mon activité de critique d'art pour me consacrer plus exclusivement à mes photographies et à l'écriture fictionnelle. Ce que j'ai fait, à cette nuance près que j'ai repris depuis cette activité critique, de manière certes plus sporadique.

Voici un extrait d'un texte en cours :


« La Jeune Femme au manteau rouge

Chaque jour, dans le train de 8 h 17, la jeune femme au manteau rouge s'assoit devant moi, quelques minutes après mon arrivée, près de la fenêtre, dans le sens contraire de la marche. Comme tous les matins elle me jette un regard vague et furtif, auquel je répond par le même regard vague et furtif. C'est comme un signe de reconnaissance. Surtout pas un signe de complicité. Nous nous reconnaissons, c'est tout. Et pourtant j'ai le sentiment que nous nous connaissons sans nous connaître. La jeune femme au manteau rouge ne sourit jamais. Elle en possède probablement un mais ne parle jamais dans son téléphone mobile. J'apprécie cette discrétion. Depuis deux ans que nous voyageons "ensemble", nous ne nous sommes jamais parlé. Je ne connais donc pas le son de sa voix, je ne peux que l'imaginer. Malgré son attitude fermée et distante, je sens circuler entre nous un étrange courant de sensualité froide, difficile à décrire. Tout en faisant semblant de lire, je contemple du coin de l'oeil le bout carré de ses bottines marron, ce morceau de cuir légèrement usé. Je n'aime pas les mocassins gris qu'elle porte parfois.»


Pour écrire les premières lignes de ce texte, amorcer la fiction, j'ai d'abord visualisé et enregistré mentalement les caractéristiques physiques et les attitudes de cette jeune femme, plus inconsciemment que consciemment ; puis un matin j'ai pris ces images floues avec mon nouveau boîtier numérique, où, pour une fois, elle porte un manteau noir. Qu'importe, l'image mentale que j'ai formé d'elle depuis longtemps est celui d'une femme portant un manteau de couleur rouge, et qui le restera...

Je venais de relire ces lignes de Virginia Woolf – cette fois il s'agit d'une personne âgée, mais le processus d'amorce et de gestation de la fiction (imaginer la vie d'inconnus croisés dans un train) est le même : « Je crois que tous les romans commencent avec une vieille dame dans le coin en face » (« Mr. Bennet et Mrs. Brown », conférence faite à Cambridge en 1924, in L'Art du roman, 1925).

Peter Handke confie quant à lui avoir rédigé son premier roman après la découverte d'un portrait de Cézanne : « Un portrait me frappa tout particulièrement car il représentait le héros de mon histoire, laquelle restait encore à écrire. Il était intitulé L'homme aux bras croisés : un homme sous lequel il n'y aura jamais de nom propre (et pourtant ce n'est pas n'importe qui), vu dans l'angle d'une pièce plutôt vide, définie par les seules lattes du plancher. [...] Les yeux de l'homme regardaient obliquement vers le haut et n'attendaient rien. L'un des coins de la bouche légèrement étirée par un sillage d'ombre plus épaisse : "modeste tristesse" Excepté la chemise blanche ouverte, il n'avait de lumineux que le grand front arrondi ; dans sa nudité même celui-ci était sa part non protégée » (La Leçon de la Sainte-Victoire, 1980)

Ce qui me frappe, c'est que, représentations picturale ou personne réelle, l'individu est à chaque fois perçu en diagonale, de biais (on ne lui fait jamais face). Virginia Woolf lui attribue un nom imaginaire, Peter Handke ne lui en attribue aucun. Ce sera le cas de la « Jeune femme au manteau rouge » qui restera anonyme, et, mixte des deux modes opératoires, l'image mentale des rencontres réelles servira de matrice au même titre que les clichés flous que j'ai pris d'elle. Il me semble en effet que les détails enregistrés doivent rester indécis, ténus, afin de laisser plus librement cours à mon imagination...

vendredi, février 15, 2008

Le mouvement introspectif et involutif de mon corps-sténopé

Photo Yannick Vigouroux,
« Self-Portrait, Paris, 15 janvier 2030 »
(Polaroïd numérique i 733)


Me voilà figé, emprisonné, « encapsulé » écrirait Günter Grass, dans cette fenêtre-miroir remplie d'arabesques intérieures, foisonnantes, me retenant comme des lianes ou un liseron parasite aux circonvolutions et à l'expansion incontrôlables...

Je me sens pris dans ma propre spirale, le mouvement introspectif et involutif de mon regard, ou plus exactement de mon corps-sténopé (même si la photo a été prise avec un appareil numérique classique).

jeudi, février 14, 2008

Comme un éclat de miroir brisé [Window # 600]

Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 600, Fort de St-Cyr, 31 janvier 2008 »
(Polaroïd numérique i 733)


Une fenêtre qui ressemble à un éclat de miroir brisé, tranchant au regard comme il le serait dans des doigts malhabiles et imprudents, que j'aurais malgré tout ramassé sur le sol, et où l'image du ciel se serait définitivement fixée.

mercredi, février 13, 2008

« Quand je mourrai... » [ Window # 674 ]

Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 674, Paris, 13 janvier 2030 »
(Polaroïd numérique i 733)


Une échelle de pierre mortuaire ? Une sépulture verticale ? Peut-être une promesse d'ascension lumineuse ...

« Quand je mourrai
J'irai au paradis
C'est en enfer que
J'ai passé ma vie
Quand je mourrai
J'irai au Paradis
... J'ai gâché ma vie [...] »

(Daniel Darc, « J'irai au Paradis », extrait de l'album Amours Suprêmes, 2008)

jeudi, février 07, 2008

Un vaste sténopé vibrant et transparent

Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 636, Faches-Thumesnil ["Le Jardin des Enfances"],

24 décembre 2007 » (Optima II Agfa)


Souvent, le monde me happe, m'absorbe, littéralement.

En photographiant cette fenêtre ce 24 décembre, je n'ai rien prémédité – hormis peut-être le fait d'avoir emporté avec moi, comme toujours, différents appareils-photo « sans qualité » ; je les aime les plus dépouillés et frustres possibles.

Ma marge de manœuvre me semble à chaque fois mince. Ma fébrilité et disponibilité sont en revanche grandes.

Voilà ce que j'ai ressenti lorsque j'ai pris cette photo en décembre dernier à Lille, chez Remi et Véronique...

Leur jardin ouvrier ressemblait à une camera lucida, un vaste sténopé vibrant, brumeux, blanc et transparent, qui tentait de ma capter.

Entrer encore, me glisser sans bruit ou presque, dans la boîte ou la fabrique d'images...

J'ai répondu aussitôt, humain microscopique pris de vertige face à cette évidence, et à cette injonction extérieure : déclencher.

mercredi, février 06, 2008

Les pixels ne coagulent pas [Window # 576]

Photo Yannick Vigouroux,
« Window # 576, Paris, 11 avril 2079 »
(sténopé numérique /digital pinhole)


A propos de cette image, des amis ont évoqué du sang (Véronique et Xavier). Ce serait alors du sang pixellisé, ou des pixels de sang, dont la coagulation serait impossible.

Dans le bord inférieur droit, surgit la tête de mon chat Spinoza : fourmillants et grignotants, les signaux numériques sont faussés, dénaturés par mon manque de maîtrise d'un nouveau logiciel de traitement d'images.

Du doute à l'erreur comme méthode ? Il n' y a qu'un pas, que je ne franchirai pas. Évitons l'écueil du systématisme.

J'aime cependant ce rougeoiement, cette impression de début de combustion digitale, comme une démangeaison visuelle, une irritation qui menace de gagner, de contaminer le reste de l'image...

mardi, février 05, 2008

Du sténopé « Fish-Eye » aux (faux) panoramiques verticaux de mes nouvelles fenêtres



Photos Yannick Vigouroux,
« Windows # 614, # 608 et # 616, janvier 2008 »

(Polaroïd numérique i 733)

Après plusieurs mois d'abandon – et non de « captation » (c'est en tout cas ce que j'éprouve lorsque je déclenche) –, aux nappes de flous fluides et atomisants de mon sténopé numérique, retour à la précision de l'enregistrement, grâce à un appareil « classique », doté d'un objectif.

Une netteté très relative toutefois, car les surfaces des vitres du rez-de-chaussée du Fort, sales, fissurées par endroits, marbrées d'innombrables et minuscules bosses, diffusent la lumière. Un effet renforcé par la brume matinale.

Le hasard n'existe pas. De toutes ces caractéristiques ou défauts résulte une impression de condensation, comme si l'on se trouvait à l'intérieur d'une serre tropicale saturée d'humidité. Cette condensation est aussi pour moi une condensation du monde, au sens figuré.

Lorsque j'ai pris ces images, j'avais en tête les fenêtres de mon ami Pierryl Peytavi (Cf http://fotopovera.blogspot.com/2008/01/les-fentres-de-pierryl-peytavi.html), les fenêtres de Tadashi Ono aussi, qui, au début des années 1990, réalisées justement dans des serres, se déployaient tels des kakémono traditionnels d'estampes ou de calligraphies japonaises.

Des fenêtres qui, dans mon cas, structurées en trois parties, et par quatre barreaux, sont aussi des « Échelles de Jacob ».

Au resserrement de la vision qu'impliquait le cercle de mes derniers sténopés « Fish-Eye » (mais n'est-il pas plus juste de parler d' « Human-Eye » ?) a donc succédé, dans ces faux panoramiques (« faux » parce que ce sont des vues recadrées), ce vieux désir d'extension de la vision... Se replier, se reconcentrer sur soi, telle une boule froissée, comprimée à l'extrême comme un poing serré (et dressé ?), pour mieux se redéployer ensuite ?