de la série « Insomnia », Taïwan, 2007
Des spectres surgis de la nuit, statiques, immobiles face à l'objectif et prisonniers de leur condition de « morts-vivants ». Littéralement figés, à la manière de ceux du cinéma fantastique. L'on est en plein cauchemar, comme si, somnambule, après avoir erré des heures sans se savoir, l'on se réveillait soudain, face à une cette image arrêtée des autres et de nous-même : nous découvrons soudain que nous faisons, partie, immobilisés dans la même catalepsie fatale, d'une obscure communauté, celle du Royaume des ténèbres ou bien d'une secte infernale ?
La photo possède un pouvoir mortifère, cela a été bien démontré dan les écrits d'André Bazin puis de Roland Barthes ; l'artiste s'amuse à croire, à la lettre, à ce pouvoir.
Lorsque j'ai discuté la première fois de cette nouvelle série avec Philippe Calandre, je me souviens qu'il a nommé celle-ci « Les Pyjamas »... Et en effet, ses modèles posent en tenue de nuit, tee-shirts blancs, et pyjamas, parfois en partie dénudés. Les bras et les mains plaquées contre le corps ou légèrement écartés : le garde-à-vous règlementaire de ces soldats blêmes du néant.
La série « Les Pyjamas » : une manière pour Philippe, avec son humour habituel de conjuguer « ironie » avec « onirisme ». De rappeler aussi la dimension très prosaïque de cette croyance aux fantômes, son ancrage dans la vie de tous les jours. Des spectres qui n'auraient finalement rien de très spectaculaire, dans leur apparence et leur comportement, comme en attestent un cinéma asiatique contemporain qui n'a pas besoin d'effets spéciaux hollywoodiens pour faire peur, dans des films qui s'apparentent plus à la série B qu'à la super-production : un écran de télévision qui grésillent, parcouru d'images étranges, un téléphone qui sonne, un portrait déformé à la manière d'une toile de Francis Bacon y suffisent (Cf. les Ring # 0, 1 et 2, films japonais du début des années 2000) y suffisent... (C'était déjà le cas aux États-Unis, en 1968, avec un film mythique qui a forcément marqué Philippe comme nombre d'adeptes du genre, à la limite du cinéma amateur, dont les imperfections techniques, associés au clairs-obscurs, renforcent habillement (mais peut-être involontairement ?) la dimension horrifique des séquences : La Nuit des Morts-Vivants / Night of the Living Dead).
Mais, s'il y a des influences réciproques, le langage photographique n'est le même que le langage photographique : il y de l'humour dans le faire poser ces personnes dans ces tenues de nuit – requête bien inhabituelle – mais Philippe ne recourt à aucune imperfection pour créer une atmosphère étrange, inquiétante : les modèles posent dans un beau clair-obscur dramatique, où de longues ombres portées tracent parfois des perspectives menaçantes. Ces photos en noir et blanc, parfaitement maîtrisées techniquement, sont d'une grande qualité esthétique sans être esthétisante. Si elle provient des habitations, la lumière semble émaner des corps cernés de halos ; certains ressemblent à des chrysalides diaphanes en cours de métamorphose ; d'autres, dont la transformation serait achevée, à ceux de créatures libérées de toute pesanteur et prêtes à l'envol (des « fantômes volants » comme on en rencontre des contes chinois)...
Cette série a été réalisée à Taïwan. J'ai interrogé Philippe, bien sûr, sur la question des « spectres », le rôle qu'ils jouaient là-bas dans l'imaginaire des gens. « J'ai fait ces photos en sachant qu'ils avaient peur de cela. Le spectre est à l'origine de chaque chose qui peut t'arriver de mauvais : tomber d'une échelle, n'importe quel accident... Il en est toujours à l'origine ! Toutes les images prises la nuit se ressemblent non ?... » m'a t-il répondu.
Oui et non. Car Philippe aime ici, comme d'habitude, cultiver le plaisir du de la répétition et du décalage.
Photos Philippe Calandre,
de la série « Insomnia », Taïwan, 2007
Reste qu'en Asie, le spectre joue un rôle fondamentale dans la vie quotidienne, les croyances, sa place est majeure dans littérature chinoise du XVIIIe siècle, mais aussi le cinéma, cela dès ses débuts (comme le prouvent Les Comtes de la lune froide après la pluie du Japonais Henji Mizoguchi, 1953), et surtout cette « nouvelle vague du cinéma fantastique émergeant au début de ce millénaire avec, notamment, la série des Ring déjà évoquée .
Je relis d'ancestraux contes chinois : les spectres et leurs consorts ne sont pas toujours des êtres si dangereux, rappelons-les, ils cohabitent ou s'affrontent souvent avec des esprits farceurs comme ces renards dans un conte, ou encore des gobelins, toutes sortes de démons...
Et je tombe sur cette phrase : « La lune éclairait tout comme un plein jour. » (Ji Yun, « Démon soluble dans l'alcool »). C'est bien cette lumière froide de l'astre blanc, si important dans ces contes, qui semblent éclairer les scènes imaginées par l'artiste.
Philippe Calandre est en photographe cinéphile. Rien de surprenant donc à ce que cette série semble si cinématographique ; elle doit peu à la photographie, ancienne ou contemporaine, beaucoup plus à un cinéma ancien ou contemporain, qu'il soit occidental ou asiatique, ancien ou actuel...
L'insomnie : Philippe en a comme moi souffert ; elle fait de nous, littéralement des zombies en puissance. L'insomniaque est ressemble beaucoup à un « mort-vivant ». Je connais aussi l'expérience du « rêve-éveillé », c'est-à-dire que, longtemps, j'ai été « somnanbule ».
Cet Autre qui est votre double nocturne,... S'en séparer, c'est un peu, j'imagine (car je n'ai pas de frère jumeau, mais beaucoup de doubles nocturnes) comme s'éloigner d'un frère ou ou d'une soeur jumeaux : la douleur est déchirante, l'on se sent coupé en deux, séparé de sa moitié (même si c'est la « part sombre » de soi. Ce n'est donc pas un hasard si le photos de Philippe montrent souvent des duos... conjugaux, consanguins ou pas.
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