lundi, août 21, 2006

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? La suite (4)

(Anonyme, Plage belge, c. 1910-20, tirage argentique. Coll. Yannick Vigouroux)

Pourquoi conserver […] ces portraits hiératiques d’aïeux disparus dont ne connaît souvent plus le nom faute d’indications sous ou au dos du tirage, ni le degré de filiation […] ; et que faire aussi de ces instantanés évanouis d’un pique-nique champêtre improvisé devant la voiture ?

Tout cela génère pour beaucoup un vague malaise, et plutôt que de laisser affleurer à la conscience le rappel de l’inéluctable disparition des êtres et des choses, mieux vaut laisser derrière soi son passé familial sans se retourner, abandonner ces reliques qui sentent tellement la mort dans les vide-greniers et autres brocantes. […]

Aujourd’hui, des collectionneurs de plus en plus nombreux, souvent issus de classes moins aisées, s’approprient cette mémoire-déchet de la bourgeoisie (un peu comme certains bourgeois achetaient plus consciemment jadis le titre d’une famille noble désargentée) et sauvent in extremis les portraits […] de personnes qui bien sûr n’étaient pas anonymes au départ. Une manière de se fabriquer une fiction de mémoire familiale en archivant ses stéréotypes (poses, objets fétiches…) et ses moments-clefs.

Et comment, face à certains instantanés, qui ne sont plus, dès les années trente, l’apanage des classes aisées, ne pas penser que beaucoup d’amateurs anonymes furent des Lartigue sans le savoir ?

La force d’identification et la dimension universelle que possèdent ces images résident sans doute dans l’anonymat de chaque visage, masque aux traits irréductiblement singuliers, mais dont l’identité gommée permet à chacun de mieux se glisser dans les vêtements, les micro-événements heureux d’une existence et ses rituels sociaux.

(YV, extrait de l’article « Les albums de famille,
pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? »,

paru dans Photos Nouvelles n° 30, nov.-déc. 2004, p. 15-16)

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