lundi, août 21, 2006

"L'image du Sable-qui-s'écoule" (Abé Kobo)

("Littoralité", Mallorca, 2002.
Photo Yannick Vigouroux)



"Oui, d'absolue certitude, le sable, parce qu'il se meut, était impropre à la vie. Mais était-il sûr que la stationnaire fixité fût, quant à elle, l'indispensable condition de la vie ? De s'obstiner dans la fixité, n'était-ce point s'engager dans la plus odieuse des compétitions ? D'un côté, le Sable ; de l'autre, l'Homme... [...] C'est ainsi que, pour s'être appliqué à dessiner en lui l'image du Sable-qui-s'écoule, l'homme, parfois, avait comme senti s'écouler le plus profond de son être, devenu la proie de l'Illusion."

(Abé Kobo, La Femme des sables, 1964)

L'ère des simulacres



(Mallorca, sept. 2002.
Photos Yannick Vigouroux)



Tout n'est-il plus qu'image avant d'être mis en boîte par le photographe ? C'est l'impression que donnaient déjà les clichés de Walker Evans dans les années 1930, saturées de vernaculaire publicitaire...

J'aime lorsque celui-ci prend une forme plus artisanale, frustre et maladroite qui l'humanise, parfois à la lisière de l'auto-parodie involontaire, ou de l'absurde : quel alpiniste amateur et casse-cou osera-t-il s'asseoir dans ce canapé haut perché ?

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? La suite (4)

(Anonyme, Plage belge, c. 1910-20, tirage argentique. Coll. Yannick Vigouroux)

Pourquoi conserver […] ces portraits hiératiques d’aïeux disparus dont ne connaît souvent plus le nom faute d’indications sous ou au dos du tirage, ni le degré de filiation […] ; et que faire aussi de ces instantanés évanouis d’un pique-nique champêtre improvisé devant la voiture ?

Tout cela génère pour beaucoup un vague malaise, et plutôt que de laisser affleurer à la conscience le rappel de l’inéluctable disparition des êtres et des choses, mieux vaut laisser derrière soi son passé familial sans se retourner, abandonner ces reliques qui sentent tellement la mort dans les vide-greniers et autres brocantes. […]

Aujourd’hui, des collectionneurs de plus en plus nombreux, souvent issus de classes moins aisées, s’approprient cette mémoire-déchet de la bourgeoisie (un peu comme certains bourgeois achetaient plus consciemment jadis le titre d’une famille noble désargentée) et sauvent in extremis les portraits […] de personnes qui bien sûr n’étaient pas anonymes au départ. Une manière de se fabriquer une fiction de mémoire familiale en archivant ses stéréotypes (poses, objets fétiches…) et ses moments-clefs.

Et comment, face à certains instantanés, qui ne sont plus, dès les années trente, l’apanage des classes aisées, ne pas penser que beaucoup d’amateurs anonymes furent des Lartigue sans le savoir ?

La force d’identification et la dimension universelle que possèdent ces images résident sans doute dans l’anonymat de chaque visage, masque aux traits irréductiblement singuliers, mais dont l’identité gommée permet à chacun de mieux se glisser dans les vêtements, les micro-événements heureux d’une existence et ses rituels sociaux.

(YV, extrait de l’article « Les albums de famille,
pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? »,

paru dans Photos Nouvelles n° 30, nov.-déc. 2004, p. 15-16)

Fascination Street (Miss Sixty, London)

("Miss Sixty", London, Sept. 2002. Photo Yannick Vigouroux)


Au XIXe siècle, poète de cette modernité urbaine qui devait jouer un rôle majeur dans l'histoire de cette photographie - qu'il a, on le sait, tant dénigré -, Baudelaire évoque "l'immense jouissance [...] d'élire domicile dans le nombre" (Mon coeur mis à nu) et propose d'entrer "dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité (Le Peintre de la vie moderne).

Dans la série "Fascination Street", la photo est parfois prise sans viser. Le cadre est donc souvent de guingois (ici toutefois, seule Miss Sixty penche !). Fluidité des corps des passants, aux mouvements précipités. Chaque ville a son style, sa vitesse propre, plutôt lente à Bruxelles, frénétique à Paris... J'utilise la plupart du temps des appareils miniatures et rudimentaires (Lomo, compact, jetable, Holga, Box, téléphone mobile...). J'aime tout particulièrement dans cette vue la silhouette légèrement déguigandée et pourtant, je ne sais pourquoi, élégante, de cet homme.

vendredi, août 18, 2006

Fascination Street (Barcelona, 2001)

(Barcelona, 2001. Photo Yannick Vigouroux)


"Dans la ville nous pouvons changer nos identités à volonté, comme Dickens l'a prouvé à l'envie et triomphalement dans ses fictions ; sa discontinuité favorise à proportion égale l'apparition de héros et de criminels. La nature tapageuse et théâtrale de la vie tend constamment au mélodrame."

(Jonathan Raban, Soft City, 1974)



Est-ce le sujet, et sa structure préexistante, qui construit la photo ?



("Littoralités : Var, 2003 / Port industriel de Caen, 2003 ".
Photos Yannick Vigouroux)

"Littoralités" (Venise, 1999) : l’eau du rêve et le corps du temps

("Littoralité, Venise, 1999". Photo Yannick Vigouroux)


N[e]on (2001) de Dave McKean, film tourné en Super 8, ressemble à un rêve hypnotique. Nombres de plans des canaux de Venise me font songer à mes propres « Littoralités » ou à des vues au sténopé (ici animées). La voix off ne cesse de filer la métaphore du corps :
« On est entrés par les oreilles de la ville, et non les yeux. Je me souviens des gens, affairés à des choses de gens. Ils ajoutaient leurs propres couches de vie, des dermes, aux siècles de couches déjà présents. […] La sensation de l’eau à l’approche de la ville. Une force gigantesque et inévitable, le sang du monde. Et moi, assis dans mon vaporetto, un morceau de vie, un microbe dans les veines de la ville. La ville est comme un organe, son histologie gravée dans les murs et les cavités. En déclin… ».
Quand, pour la première fois de ma vie, je suis allé à Venise en 1999, je m’imaginais celle-ci comme un immense piège à touristes au tracé aseptisé et balisé : j’ai découvert au contraire un labyrinthe intérieur où il faisait bon ce perdre ; fasciné, multipliant les prises de vue à la
box, j’ai rencontré la sensation d’un temps suspendu entre ciel et lagune, retenu par les pierres et leur patine.

jeudi, août 17, 2006

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? La suite (3)

(Anonyme, "Oostende", Belgique, c. 1890. Coll. Yannick Vigouroux)

Ces Bourgeois qui s'amusent dans les dunes semblent s'être échappés d'un film muet et burlesque... Anne-Marie m'a offert ce tirage ancien il y quelques années, clin d'oeil facétieux à ma série sur les bords de mer, les "littoralités". Ce fut le début de ma collection de tirages anciens, le plus souvent anonymes. C'est un pur moment de rigolade, de liberté et légèreté visuelle ; on imagine volontiers le repas bien arrosé qui précéda cette prise de vue, probablement réalisée par des amateurs excursionnistes. Cette image nous rappelle que les débuts de la photographie coïncident avec ceux du tourisme balnéaire !...

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? La suite...




(Anonyme, portrait d'Algériens, c. 1880. Tirages albuminés contrecollés sur carton,
format carte de visite. Coll. Yannick Vigouroux)


"Ces photographies d'anonymes, ces images sans qualité, je les collectionne depuis longtemps, je les aime, elles m'émeuvent. Elles ont fini par constituer mon album imaginaire, aux visages inconnus et familiers."

(Anne-Marie Garat, Photos de familles, 1994)

Le blog, ou le paradoxe de l'intime rendu public ?

("Self-portrait, 2004". Photo Yannick Vigouroux)

L'autre jour, à la télévision, un journaliste évoquait le "phénomène de mode" des blogs dans lesquels de plus en plus de Français se livrent... On sait que, depuis toujours, les journaux intimes ont été rédigés avec l'espoir secret que quelqu'un trouve la clef permettant d'ouvrir le fermoir ! et accède ainsi aux replis les plus secrets de notre vie fanstamée (j'emploie ici "fantasme" sans connotation péjorative, bien sûr). Voilà ce qui me semble en jeu, de manière plus consciente, dans ce "phénomène". Comme dans les autoportraits d'ailleurs, ou encore l'usage de télépones mobiles de plus en plus multifonctionnelles, qui rendent depuis quelques années la frontière entre l'espace privé et l'espace public de plus en plus floue. "Les choses n'existent que si elles sont racontées à quelqu'un" explique le narrateur d'une nouvelle de Javier Marias...

Pour ma part, j'envisage avant tout ce blog, non pas comme un journal intime au sens habituel du terme, mais plutôt comme le journal intime de mon activité créatrice, et de ma réflexion. C'est un atelier, un carnet de notes visuelles et littéraires, où je n'ai pas l'intention de révéler les aspects factuels de ma vie quotidienne, ou alors très occasionnellement, et de manière allusive. Car je considère que ma vraie vie réside avant tout et depuis longtemps dans les mots et les images, les miens et ceux des autres.

"The Glove / Pessoa" (Underground)



("Underground, Paris, déc. 2004." Tél. mobile. Photos Yannick Vigouroux)

"Tout, autour de moi, est l'univers nu, abstrait, fait de négations nocturnes. Je me divise en fatigué et en anxieux, et je parviens à toucher, grâce à la sensation de mon corps, une connaissance méphysique du mystère des choses. Parfois mon esprit s'amollit, alors des détails informes de ma vie quotidienne affleurent à la surface de ma conscience, et me voilà remplissant des colonnes de chiffres, au gré des vagues de l'insomnie. Ou bien je m'éveillle de ce demi-sommeil où je stagnais, et de vagues images, dans mon esprit vide, font défiler sans bruit leur spectacle aux teintes involotaires et poétiques."

(Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquilité)

mercredi, août 16, 2006

Le nuage blanc (Littoralité normande)

(Littoralité, Bernière-sur-Mer, Normandie, 2004. Photo Yannick Vigouroux)

Je n'aime pas ce qui est programmatique : décider par exemple, comme le font nombre de photographes, de travailler sur un sujet précis, pendant une durée précise, un budget parfaitement calibré etc. J'en suis incapable. C'est un peu par hasard qu'est née la série "Littoralités". Ce qui préside aussi à la décision de déclencher ma box est rarement prédéfini, prémédité... Quand j'ai réalisé cette image, j'étais simplement fasciné par ce nuage blanc, qui "accrochait" depuis plusieurs minutes mon regard. Une personne est entrée dans le cadre. L'image prenait soudain vie, et ce que je photographiais était avant tout la fuite lente du nuage dans le ciel.

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ?

Mémoire et anonymat : voilà deux termes qui semblent a priori antinomiques. Et pourtant...
J'aime chiner dans les brocantes ces photos abandonnées par des familles atomisées, redonner vie à ces "fantômes", comme cette jeune femme, qui ressemble tant à un modèle préraphaélite, si présente et évanescente dans le floutté de sa longue robe blanche. Une femme hors du temps.

(Anonyme, tirage baryté. Coll. Yannick Vigouroux)

Réalité bancale ? (Littoralités, 2003)





































J'ai récemment évoqué ici la consolation, le réconfort qu'il y avait à "visiter" les paysages photographiques, réalisés par soi-même ou les autres... L'un des fantasmes fondateurs du geste photographique, c'est cette volonté d'organiser, de clarifier le réél, de le mettre en ordre comme l'on rangerait une pièce. Et de faire le ménage : écarter du cadrage un élément jugé parasite, éviter le bruit "visuel" - et, désormais, la retouche sur photoshop fera le reste si besoin est !...
Cet ordre préexiste souvent à la prise de vue : ainsi ce bidon rouillé est-il retenu par deux morceaux de bois... Ces deux piliers publicitaires étaient bien plantés, symétriquement, dans ce terrain vague, formant un cadre dans le cadre...

Que penser, alors, d'une démarche comme la mienne, qui consiste à introduire des perturbations (flous, film mal tendu, lumière qui voile la pellicule du fait du manque d'étanchéité de la boîte... Sous et surexpositions...) dans cette logique ? J'avoue mon goût pour la contradiction. Je pratique la photo comme d'autres se disent, avec modération, de "culture religieuse", et pour paraphraser Daniel Darc, je pense que je suis avant tout "un croyant qui doute"...

Les certitudes ne m'intéressent pas, j'aime seulement me poser des questions.

("Littoralités", port industriel de Caen, Normandie, 2003.
Photos Yannick Vigouroux)

jeudi, août 10, 2006

"Littoralité", Barcelona, 2004, ou la révélation par le dysfonctionnement mécanique ?

J'ai pris cette photo dans le contexte de mon exposition personnelle à la June & Jane Gallery de Barcelone, en Mai 2005.
Ma box ne fonctionnait pas très bien, ce qui s'est avéré être parfois un atout : le flou dû au dysfonctionnement mécanique renforce l'impression de tremblement rétinien, d'insolation de la scène, d'atomisation lente et douce du réél.
Comme si, ébloui, je voyais les choses pour la première ou la dernière fois...

("Littoralité", Barcelona, 2004.
Photo Yannick Vigouroux)