mardi, février 27, 2007

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? (10)


Anonyme, c. 1920. Tirage argentique 8 x 16 cm
(Coll. Yannick Vigouroux # 670 / anc. Fabien Breuvart - "A chacun son image")


« Quelque chose d’humble et de précieux, de fragile et de primordial semble se glisser dans ces images. […Elles] permettent de voir à la fois les intentions de celui ou celle qui prend la photo et ce qui par maladresse s’y dérobe. Or, si les intentions, les corps, les moments sont propres à chacun, ce qui les dépasse nous est commun. »
Michel Frizot et Cédric de Veigy, Photo trouvée, Phaïdon, 2006.

Le "faux-Lartigue", comme j'aime nommer le tirage anonyme que je viens d'acquérir, n'a lui, rien de "maladroit". Il ressemble beaucoup aux vues 6 x 13 cm de J-H. Lartigue réalisées à la fin des années 1920. Ce qui l'en différencie, c'est la pose si statique et frontale des deux hommes... Lartigue les aurait sans doute photographiés de manière plus biaisée, le corps de trois-quart, avec une perspective fuyante... Reste que ce petit tirage possède un air de famille indéniable et, de mon point de vue en tout cas, autant de charme qu'une image du célèbre photographe, qui, ne l'oublions pas, était de toute façon lui aussi un amateur...

Comment dormir ?

« Confucius, ce grand artiste de la vie, "ne se couchait jamais droit dans un lit comme un cadavre", mais toujours en chien de fusil sur le côté. Je crois que l’un des plus grands plaisirs de la vie est de replier ses jambes dans un lit. »
LIN Yutang, L’Importance de vivre, 1937.

Moi qui n’ai jamais été un grand dormeur, ayant longtemps considéré le sommeil comme un état trop proche de la mort, je trouve beaucoup de réconfort dans ces lignes. Dormir en « chien de fusil » est justement ma posture préférée ; elle me semble casser cette rigidité du corps que j’ai, moi aussi, toujours perçue comme pré-cadavérique. Un fusil cassé est innofensif, il en serait donc de même pour le corps, qui ainsi cassé, favoriserait (ou serait favorisé par elle ?) une posture mentale à laquelle les philosophes extrême-orientaux nous encouragent si souvent : celle du lâcher-prise.

lundi, février 26, 2007

Pourquoi collectionner une Mémoire anonyme ? (9) : "L'Homme qui tombe"


Anonyme, [France ?, "Le Chat et la Femme, L'Homme qui tombe..."],
c. 1950, tirage argentique 6,3 x 9,1 cm.
(Coll. Yannick Vigouroux # 678)

La surimpression est, bien sûr, accidentelle. Après avoir déclenché une première fois, l’amateur a oublié de réarmer, et donc de faire avancer la pellicule qu’il a ensuite exposé une seconde fois. Deux scènes et deux temps superposés résultent de cet oubli. Palimpseste d’espace-temps, une telle photo « ratée » ne transgresse pas seulement les conventions de lisibilité et de précision dictées par l’utopie techniciste dominante.. Si cette image-double est aussi insolite, c’est parce qu’elle a été cadrée d’abord à l’horizontale, puis à la verticale (ou l’inverse). Au premier abord, l’on remarque surtout la jeune femme qui pose de profil dans un paysage vallonné, observant le chat couché sur le talus, mais à y regarder de plus près, l’on découvre un homme « qui tombe » dans la partie « grillée », surexposée de l’image. Le chapeau bien vissé sur la tête, il descend du bord droit du tirage. Une scène absurde, absolument contraire aux lois de la gravité ! On songe aux trucages astucieux de Méliès, ou encore aux travaux de l’artiste contemporain Philippe Ramette… Ici, toutefois, pas de mise en scène, pas de trucage, mais bien, fruit de la maladresse et du hasard, l’une de ces minuscules et ludiques épiphanies (bien involontaires !) dont la photo d’amateur nous réserve si souvent la surprise…

mardi, février 20, 2007

Les Sphinx de Torcello

Photo Yannick Vigouroux. "Littoralité,
Ile de Torcello [Les Sphinx], Venise, sept. 1999"

Tels des Sphinx, les chats semblaient monter la garde sur cette route de l'Ile de Torcello, près de Venise. Complices silencieux, immobiles et symétriques, peut-être voulaient-ils nous montrer le chemin ? Comme tous ceux que j'ai croisé dans le bassin méditerranéen, les chats mènent à Venise une vie à mi-chemin de la vie domestique et de la vie sauvage, guetteurs tantôt distants, tantôt inséparables de ces humains qui leurs offrent parfois quelques restes, et dont ils acceptent, quand leur réserve féline y conssent, quelques caresses...

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? (8) : la forêt des songes

Anonyme, [vue stéréoscopique, c. 1920 ?],
deux tirages collés sur un carton 4,5 x 10,6 cm.
(coll. Yannick Vigouroux)

Mon appareil de prédilection, la box, a été mise commercialisée dès 1888 par George Eastman, le fondateur de la célèbre firme Kodak. C’est le premier appareil amateur de l’histoire de la photographie ; je l’utilise pour réaliser mes « Littoralités ». Ce boîtier est en fait un sténopé à peine amélioré. Doté d’une simple lentille, il fut très en vogue dans les années 1920.

Ce n’est pas avec un tel appareil que fut prise cette vue stéréoscopique, mais en achetant ce tirage sur une brocante en janvier dernier, je me suis dis que cet individu devait sans doute, comme moi, utiliser une box. J’ai imaginé que cet homme coiffé d’un chapeau melon était mon double, un alter ego de papier qui aurait vécu plus d’un demi siècle avant moi. J’ai aussi pensé que, comme lui, j’aimais me cacher autant que me révéler par l’image, dans la forêt imaginaire et originaire de l’enfance, celle des songes les plus sombres ou au contraire les plus lumineux, d’un Merveilleux sans cesse remémoré et réinventé…

lundi, février 19, 2007

"L'importance de vivre", LIN Yutang (1937)

"L'attitude raisonnable est donc, puisque nous avons cette nature, de nous accommoder. D'ailleurs il n'y a pas moyen d'y échapper. Les passions ou les instincts sont originellement bons ou mauvais, mais il n'y a pas grande utilité à en parler. D'autre part, il y a le danger de devenir leur esclave. Tenez-vous juste au milieu de la route."

J'aimerais bien me tenir, comme le préconise Lin Yuang, plus souvent "au milieu de la route", et n'être qu'un chien errant sans attaches ; et n'avoir d'autre contrainte que celle de subvenir à mes besoins vitaux les plus élémentaires ; et me contenter, l'esprit libre et flottant, de rester au milieu de la route, le regard au ras du sol...

jeudi, février 15, 2007

Vivre le paysage, seulement le paysage ?

L’expérience sensible du paysage semble, avec les plaisirs charnels du sexe et de la bonne cuisine, la seule émotion que s’autorise Pépé Carvalho, le privé imaginé par M. V. Montalbán :

« Il avait décidé depuis longtemps que sa vie ne serait qu’un passage, de l’enfance à la vieillesse, son destin à lui, qu’il ne pouvait partager avec personne, que personne ne vivrait à sa place, pas mieux, pas pire qu’autre chose. Il n’en avait rien à branler des autres. La seule émotion qu’il se permettait encore, c’était celle que lui procurait un paysage. »
(Tatouage, 1976)

Je ne suis pas loin d’adhérer à une telle « philosophie », à cette nuance près que mes paysages, lorsqu’ils sont photographiques, sont partagés avec autrui lorsqu’ils sont exposés ou publiés…

mercredi, février 14, 2007

Un fjord norvégien par K. Knudsen, c. 1885


K. Knudsen (Bergen), "Suldasporten, Suldal", c. 1885.
Tirage à l'albumine 16 x 20,5 cm.
(Coll. Yannick Vigouroux # 600)


Acquise sur la brocante du marché d'Alligre (Paris), il y a environ trois mois, cette photographie de fjords m'a coûté 15 euros ; elle a été prise en Norvège. K. Knudsen, principalement actif de 1890 à 1899, possédait en effet un studio dans la ville côtière de Bergen. Outre de nombreuses photographies en Scandinavie, il aurait par ailleurs réalisé des prises de vue en Nouvelle-Zélande et Afrique de l'Ouest. J'aime le gigantisme de ces falaises qui me font tellement songer aux montagnes photographiées par les primitifs de la photographie. Et, de la taille d'un insecte insignifiant, cette minuscule embarcation qui, au centre, donne l'échelle...

Après l'avoir téléchargé sur Flickr, j'ai reçu à propos de ce tirage ce commentaire :

Atli Viðar Pro User says:

"Beautiful. Would be nice to have a pic of the same place today as contrast"

J'aimerais en effet un jour me rendre à Bergen, et pouvoir photographier à nouveau ce lieu, en couleur...

mardi, février 13, 2007

La traversée des apparences


Photo Yannick Vigouroux.
"Marllorca, 2002. De la série Littoralités".

Poreuse, l'image photographique s'imprègne du monde, et elle nous traverse... Ou peut-être est-ce nous qui la traversons. Comme l'écrivait Luigi Ghirri, le monde est déjà une image avant que nous ne le photographions.

J'aime l'idée que ce ne soit pas moins qui prenne la photo mais le monde. Que ce soit vrai ou faux, j'aime y croire. Le temps et l'espace s'écoulent lentement dans ma box, impressionnent la pellicule. Je l'ai souhaité certes, je suis allé à la rencontre de ce phénomène, mais je ne l'ai pas voulu de manière dirigiste, programmatique. J'étais là, et le monde m'a dicté de déclencher.

lundi, février 12, 2007

Pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? (7)

Anonyme, années 1950 ?, tirage argentique.
(Coll. Yannick Vigouroux)


Tant de photos prises des amateurs montrent grands-parents, parents et enfants en compagnie de leurs animaux domestiques... J'ai une prédilection pour les scènes flouttées, où une douce euphorie, une légèreté iconoclaste semble agiter le cadre de guingois.

"Annie", pourquoi collectionner une mémoire anonyme ? (6)


Anonyme, « Annie », années 1930 ?, tirage argentique 6,2 x 8,9 cm
(Coll. Yannick Vigouroux)


S’agit-il d’une mise en scène, ou au contraire d’un instantané pris au bord la mer ? Dans ce cas, la mer ne serait-elle qu’un décor de carton pâte ?…

Lorsque j’ai découvert ce petit cliché d’amateur, il y a une semaine, dans une brocante, la niche du chien m’a fait penser à une cabine de plage, et j’ai cru deviner la mer derrière… Pour moi, l’image « fictonnait », et, pour la très modique somme de 0,10 euros, je acquis celle-ci sans hésiter…

La petite fille, « Annie » (comme l’indique l’inscription au crayon au dos du tirage), ne regarde pas l’objectif, comme c’est normalement l’usage. Le côté artificiel de la scène, les angles quasi cubistes de la niche – ou de la cabine ? – me font penser un petit théâtre expressionniste, un cinéma muet et immobile pour enfants.

Qu’est devenue cette petite Annie ? Quelle fut sa vie ? les blessures et les bonheurs de sa vie adulte ? Derrière elle, Cerbère bienveillant, le chien semble monter la garde pour l’éternité.