jeudi, avril 10, 2008

Les Fictions du corps : les autoportraits de Juliette Meliah (février-avril 2008)

Photo yannick Vigouroux,
« Juliette dans son ascenseur, Paris, 29 février 2008 »
(Polaroïd i733)


Laissons à présent la parole à l'artiste (je suis depuis longtemps attaché au témoignage des auteurs, cette source indispensable trop souvent négligée, selon moi, par les historiens et les théoriciens de la photographie contemporaine) :



Yannick Vigouroux :
Quel fut ton premier appareil-photo ? Quand as-tu commencé à faire de la photo et pourquoi ? C'étaient déjà des autoportraits ?

Juliette Meliah : Mon premier appareil, c'était un Pentax compact, un appareil ordinaire qui n'avait rien de « spécial », que j'ai beaucoup utilisé jusqu'à ses limites, son usure...

Après, l'on m'a fait cadeau d'un Yashica complètement manuel, 24 x 36 : c'était une bonne manière d'apprendre la photo car il fallait tout régler. Puis il a « pris » la lumière, je l'ai fait plusieurs fois réétanchéifié, et j'ai finalement renoncé à le faire réparer. La façon de le film était voilé, au centre, n'était d'ailleurs pas intéressante. J'ai opté alors pour un Nikon FM 2.

Mes premiers sujets : Fréjus où j'ai suivi des cours de photo, des scènes de rue un peu « cartes postales » (l' église etc.), et puis, très vite, beaucoup de portraits de mes amis, des séances qui duraient une ou deux heures. A 13 ou 14 ans, j'avais réalisé un premier autoportrait nue. Sur mon lit j'ai pris la pose repliée sur moi-même, en forme d'oeuf.

YV : Je trouve qu'il y a beaucoup d'humour dans tes photos, une qualité plutôt rare ! Peut-on parler d'ironie, d'autodérision ?

JM : J'espère bien qu'on peut parler d'humour !

Souvent, quand on me demande ce que j'aime faire dans la vie, je réponds : « Rire, manger, faire l'amour. Dans l'ordre ! » Mais cela aussi, c'est dit avec humour...

Je n'aime pas me prendre au sérieux. Enfin pas toujours : j'aime bien construire une image sexy, glamour, « femme fatale », et la « casser » avec une grosse grimace, ou une photo où je tricote... L'un de mes livres de chevet actuel est Le Tricot pour les nuls.

YV : Tu aimes réunir tes photos dans des albums anciens...

JM : Oui. Cela joue un rôle si important les albums de famille. Quand j'étais petite, ma grand-mère me disait souvent : « fais un bisou à ton grand-père ! », c'était pour la photographie, et pouvoir la coller dans l'album.



Photos Juliette Meliah,
de la série « Writting Myself, 2005 »


YV : J'aime dire, écrire, que Blogger et Flickr (et je pourrais en citer bien d'autres), permettent d'élaborer et de communiquer gratuitement (ou pour un coût modique) le journal intime d'une création en cours, par les mots et les images. Est-ce ton cas ?


JM : C'est mon cas en effet. C'est difficile d'analyser cela car nous sommes au début du mouvement. Mais l'ampleur et la profondeur des créations sont fascinantes, je trouve.


YV : Lorsque j'ai souhaité te photographier, tu as d'abord un peu résisté, hésité par rapport à ma proposition. Tu m'as dit que tu pratiquais surtout l' autoportrait, donc que tu n'avais pas besoin d'être photographiée par les autres ?


JM : C'est parce que je ne te connaissais pas encore. Cela m'intéresse d'être intéressée par des gens dont je connais la démarche artistique, des amis. Dans le cas contraire, je suis plus méfiante, la démarche était-elle ou non un prétexte pour « regarder des filles à poil » ? En plus, poser, c'est fatiguant, physiquement et psychologiquement. Je préfère - « à la limite « - faire du « Porno beau » que de l'érotisme bas-de-gamme, convenu.


YV : Ton approche du nu masculin m'intéresse beaucoup. Je la trouve très, juste, courageuse. Il y a là dedans une inversion du sempiternel et conventionnel rapport du photographe habillé et armé de son appareil-photo - comme affirmation et valorisation de sa virilité - au modèle féminin déshabillé, démuni et dépourvu de prothèse technique ou technologique. Tes photos ne sont pas si fréquentes au regard de l 'histoire de l'art, et même, de l'histoire plus brève de la photographie... Quels sont les « photographes de nu » qui t'ont influencée ?


JM : Tu le sais, j'ai rédigé un mémoire de Maîtrise sur le nu féminin. Et ma conclusion féministe était que, pour rétablir un semblant d'égalité des sexes, il faudrait pour les femmes-artistes faire un effort dans la représentation du corps masculin. C'est que j'essaye de faire.


YV : Que penses-tu, de ce que je nommerais la « virilité narcissique des hommes », voire « phallocrate » à l'égard de soi mais aussi du corps des femmes, pour reprendre, justement, une expression très en vogue dans les mouvements féministes des années 1970 en France ?

En quoi le regard féminin sur son corps est-il différent de celui des hommes ?


JM : Les hommes sont plus exhibitionnistes que les femmes, certainement à cause d'un érotisme, qui chez eux, s'exprime d'une manière plus visuelle. Je rentre dans leur jeu, je les fais poser dans le qui-quiproquo que la vison « d'eux peut m'exciter ». Puis je m'immerge dans la concentration que me demande la séance, et là, ils se retrouvent vraiment nus, c'est-à-dire dans un contexte non-sexuel.


YV : Quand j'ai posé pour toi nu à deux reprises, je n'ai pas ressenti d' « excitation ». Je préférais en fait tes bottes, tu les sais ; enfin la femme qui me photographierait bottée. Mais cela nuirait, je pense, à la qualité de l'image finale, sélectionnée !

Il faut être un minimum concentré non, lorsque l'on fait des photos ? Et comme « modèle » aussi ?...


JM : Une femme, la plupart du temps, a besoin d'être beaucoup plus encouragée, complimentée qu'un homme ; elle est souvent en en souffrance de son corps à cause des dictats de la mode. Souvent, elle se découvre (mot non innocent) en photo beaucoup plus belle qu'elle ne le croit. Cette découverte est un sentiment merveilleux pour moi.

Mais, vraiment, je crois qu'il faut éviter les généralités sur les différences de sexe. Car il y a aussi des hommes en souffrance, des femmes exhibitionnistes...

Mais j'ai l'impression de ne pas avoir répondu à ta question !..


YV : Si, au contraire. Mais précisons ce dont nous parlons : personnellement, j'ai l'impression que l'homme aime évoquer son sexe, et le femme son corps. Qu'il s'intéresse peu, souvent, aux autres sens que ceux de la vision, à la différence de la femme...

Je sais que Francesca Woodman est l'une de tes influences majeures. Quels sont les autres ? Nan Goldin ? Larry Clark ?...


JM : Je connais mal Larry Clark mais j'aime beaucoup le travail de Nan Goldin, la manière dont elle transcende les quotidien le plus banal de ses amis, les idéalise, leur donne un côté glamour. Il y aussi des moments très émouvants, très dramatiques, en particulier dans les portraits de Cookie.


YV : Connais-tu les « Distorsions » (1933) d'André Kertész ? A l'aide d'un simple miroir déformant de fête foraine, il « métamorphosés » le corps féminin nu en d'étranges anamorphoses, tantôt idéalisantes, tantôt plus monstrueuses. Trouves-tu, comme je l'ai parfois entendu dire, que ce travail est « dégradant » pour la condition féminine ?


JM : Non, je ne pense pas. Il est possible d'ailleurs qu'il ait fait cela avec humour...


YV : En effet, ce qui est au départ un travail de commande s'apparentait à un jeu, une sorte de « gag » visuel... aussi distrayants que les reflets grotesques des palais des glaces. Et, finalement, selon moi, l'une des séries les plus brillantes (peut-être parce que le sujet, le thème, sont « légers » au départ ?, programatiques mais pas de manière « sérieuse ») de l'histoire de la photographie du Xxe siècle...


JM : J'ai à l'esprit la photo d'une femme avec des bras très fins, mais au corps très élargi, qui tient ses genoux dans ses mains. Cela donne l'impression d'une sexualité exacerbée, et clownesque en même temps. Je ne ferais pas cela parce ce n'est pas ce qui m'intéresse en photographie.


YV : Je pense qu'avec cette série on est dans le domaine de la pure fantasmagorie...

Et Diane Arbus ?...


JM : J'aime son côté « décalé ». Ce sont les expressions des personnes qui m'intéressent avant tout, l'interaction entre le photographe et le modèle, ce qui n'est pas le cas chez Kertész... ; et qui, pour cette raison, même si j'aime bien ses « Distorsions », je me sens beaucoup moins proche.

J'aime aussi le rapport très intime que Diane Arbus entretient aux personnes qui le regardent droit dans les yeux. Il y un côté « brut », et en même temps, il en résulte une image qui les avantage.


YV : Te reconnais-tu dans la notion de « photo-autobiographie » ?


JM : Oui, bien sûr, et je dirais plutôt, que, dans mon cas, que c'est surtout de l' « auto-fiction ». L'on s'appuie sur son quotidien et l'on extrapole... On n'a pas forcément envie de raconter aux gens : « Aujourd'hui, j'ai travaillé. »

J'aime forcer les traits. J'aime bien l'exagération dans les mises en scène.


YV : Tu aimes en effet jouer avec les codes de représentation, les stéréotypes sociaux et culturels, et tricotes, au sens propre et figuré, une autobiographie qui est forcément une fiction...

Tu as fait récemment, à l'automne 2007, des mises en scène où tu semblais morte ; là on est plus strictement dans le registre de la fiction, il y avait un lien fort avec ta vie « réelle » non ?


JM : Hélas oui.


YV : Peux-tu parler de 'importance, du rôle des métamorphoses des alias comme « Djuliett » sur Internet ?...


JM : Je voulais évoquer la prononciation à l'anglaise de « Juliette ».

Mon pseudo est plutôt transparent ; l'autre, l'est encore plus : j'ai simplement ajouté un H à Melia, mon patronyme, pour forger un nom d'artiste à partir d'un patronyme dont j'aime déjà, au départ, la façon dont il sonne.


YV : Pour ma part, j'avais compris « D(igital) Juliette »...


JM : Ah oui ? D'autres personnes, qui font partie du monde de la musique, pensent plutôt à « DJ »...


YV : La musique... Justement, tu peins aussi (je possède ta « Sirène médusée »)... et joue dans un groupe (tu poses aussi souvent avec l'une de tes guitares).

Pour revenir à la photographie, que penses-tu des autoportraits de Claude Cahun, l'une de premières femmes photographe à s'être ouvertement revendiquée « homosexuelle » ?


JM : J'aime son côté ultra-moderne avant l'heure. Elle a réalisé beaucoup d'autoportraits, d'ailleurs peu montrés à l'époque. Il y une image où elle se représente en bagnarde qu'elle n'est pas, puisqu'elle la liberté de se déguiser, de se représenter en garçonne.


YV : La place de l'homosexualité dans ton travail, et celui des autres ? Penses-tu qu' un tel sujet est encore tabou, ou au contraire peux-tu le montrer sans rencontrer de résistance voire de l'hostilité ?


JM : C'est naturel, et en même temps je ne veux pas en faire étalage. J'ai d'abord été attiré par les femmes, puis les hommes, et à nouveau les femmes...

En fait c'est surtout la personne qui compte plus que son sexe, le fait de me sentir bien avec elle.


YV : Le fait d'avoir donner naissance à un petit garçon a-t-il, pendant la grossesse, et maintenant, modifié ton regard sur ton corps ?...


JM : Oui, énormément. J'avais l'habitude d'être mince et longiligne. J'ai fait pendant ma grossesse de nombreuses séances d'autoportraits où l'on voit progressivement mon corps se métamorphoser...


YV : Que penses-tu des autoportraits nus de John Coplans ? Ses autoportraits en noir et blanc d'homme âgé en forme de natures-mortes... Des objets « physiques » ou un corps tendant vers la « sculpture », le bloc compact ou plus délié, libéré dans ses épanchements formels vers la... réincarnation ? Tes images ont des affinités, au-delà de la différence d'âge et sexe avec cela je crois ?...

JM : Je fais énormément attention à l'image que je donne de mon corps, même si, trentenaire, je n'en suis pas encore (rire) à l'âge de John Coplans – mon corps n'en a pas encore les rides et autres marques de l'âge ! quitte, je l'avoue, à recourir à un logiciel de retouche tel que Photoshop.


PS : Juliette a eu la diligence de me laisser choisir les images pour cet entretien et le texte qui précède... Je l'ai photographiée. Elle m'a photographié. Moi nu et elle nue / habillée. Et puis cela continue spontanément, au fil des rencontres, de manière décontractée. L'on se photographie en souriant et en s'amusant entre photographes et modèles.

Reste qu'à l'évidence, Juliette aime, comme moi, que l'on s'approprie nos images. Elle est curieuse (dans le sens positif du terme) de l'écho, de la dimension différente qui se développe, souvent à notre insu, de ce que nous avions imaginé de la situation.

Que ces images nous échappent en partie, vivent leur vie propre, une autre existence dans le regard et l'imaginaire des autres. C'est lune des raisons majeures, je crois, pour laquelle je fais de la photo, et Juliette en fait aussi.


http://www.flickr.com/photos/meliah/

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