Un corps contorsionnée sur un lit, boule de chair aux membres noués entre eux comme un sac de noeuds énigmatique qu'on aimerait pouvoir dénouer, dans un étrange ballet sensuel et intime.
Un corps qui ressemble tant, alors, à un poing crispé, aux doigts serrés à l'extrême puis relâchés, libérés de cette tension extrême... Lové en soi comme un poulpe qui, vaincu, tenterait de résister à la capture (celle de l'appareil-photo prédateur), blotti dans un recoin inaccessible. Qui pourtant se dévoile... La main droite s'accroche fermement à une cheville qu'elle semble tentée de se dénuder, autant que de se révéler : la tige d'une botte en partie retournée, comme un gant ou une chaussette, ou la peau d'une anguille...
Se révéler, tout en se dissimulant au regard (le sien et celui des autres), une main posée sur la tête penchée en avant, tentant de ne faire qu'un avec le reste du corps. Se protéger tout en se mettant en danger.
Un miroir, souvent, reflète la scène et la prolonge, ouvre vers une autre dimension, intérieure peut-être, qui semble sans fond. Le miroir est omniprésent aussi dans les autoportraits pris dans la rue.
L'un des autoportraits s'intitule fort justement « the two » : c'est-à-dire le double fantomatique, récurrent dans la littérature fantastique - puis le cinéma et la photographie – influences décisives dans son oeuvre.
Comment, face à certaines images de Paula Bertrand Salinas, ne pas penser à ces lignes du Horla (1887, cela a parfois été traduit, comme celui qui « hors de soi », mais « hors de là », c'est-à-dire l'Autre qui est est aussi celui qui vient d'Ailleurs ; rappelons aussi que dans le patois cauchois – l'écrivain français étant Normand, le « Horsain », c'est l'Etranger »...) de Guy de Maupassant:
« 19 août. - Je le tuerai. Je l'ai vu ! Je me suis assis hier soir, à ma table ; [...]
Je me dressai, les mains en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh ! Bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n'était pas dedans... et j'étais en face, moi ! [...]
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m'apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d'eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. »
Photo Paula Bertran Salinas,
« Pasaban sin embargo
a la luz sueltos los miembros, 23 juillet 2007 »
L'équivalent formel, en photographie, de cette eau qui oblitère, annule, absorbe, reflète, rejette tour à tout le corps humain, est bien ce flou de bougé spécifiquement photographique. Les spectres, on le sait, sont des « morts-vivants » , qui pour cette raison ne peuvent voir leur reflet dans le miroir. Le texte de Maupassant fait écho aussi, bien sûr, au célèbre mythe antique de Narcisse qui se noie dans le reflet liquide dont il est tombé amoureux...
Photo Paula Bertran Salinas,
« from withTE, 10 mai 2007 »
Paula est bien l'une de ces Narcisses féminines, une Narcisse bottée et fortement influencée, quant à elle, par le cinéma fantastique et de science-fiction.
Mais être « une Narcisse » ne signifie pas pour autant se comporter de manière « narcissique » : Narcisse ne détruit pas les autres, ne les fait pas souffrir, c'est lui que se soumet à ces contorsions douloureuses jusqu'à la mort, avale et se noie dans son reflet, sans auto-complaisance. Il est littéralement absorbé, aspiré par lui-même. Son visage et son corps sont un piège auquel il n'a su résister.
La photographe évite donc l'écueil du « narcissisme ». Très citationnelles, ses photos n'ont certes rien d'ironique, ne relève jamais de l'auto-dérision, mais les contorsions auxquelles celle-ci soumet son corps étonnamment malléable malmène avec une grande force visuelle toute tentation de ce genre.
Photo Paula Bertran Salinas,
« REFLECT, 15 août 2007 »
Paula Bertran signe parfois sur Internet ses « auto-fictions » (expression que j'emprunte une fois de plus à Juliette Meliah, CF. http://yvigouroux.blogspot.com/2008/04/les-fictions-du-corps-les-autoportraits.html) « Blue velvet » (qui signifie « satin bleu » en français, en hommage au culte éponyme (1986) de David Lynch.
Cette photographe, qui aime porter de grandes bottes en cuir noir, pourrait aussi signer « Trinity » tant, physiquement, elle aime ressembler à elle, et son univers photographique s'apparente parfois aussi, aux trois volets de Matrix (1999-2003) des Frères Wachowski.
Photo Paula Bertran Salinas,
« Blackboots, 21 juin 2007 »
Dans une série d'autoportraits réalisés dans un parking, la jeune femme fixe, accroupie, son appareil-photo. Si vulnérable dans cet espace inquiétant, sous-terrain, de l'anonymat urbain et lieu de prédilection, dans les polars cinématographiques en particulier, de tous les crimes possibles. De cette mise en scène simple et efficace, il émane une ambiance trouble de sensualité et de mise en danger. Une impression toutefois contrecarrée par celle d'une possible force corporelle, tant Paula, qui porte des bottes cavalières au cuir très brillant, évoque le personnage de Trinity, devenue depuis quelques années l'une des plus célèbres et séduisantes amazones de la Science-Fiction...
Derrière ses jambes pliées, galbées par l'effort de la pause (c'est douloureux de poser ainsi, je le sais), la perspective fuyante est ponctuée, délimitée par trois piliers de béton sur lesquels est inscrite la lettre « P ». « Parking » bien sûr, mais aussi, pourquoi pas « Pouvoir », « Passion », « Pression »,... « [auto-]Portrait » tout simplement ?...
Cette artiste chilienne, aime, depuis dix ans, métamorphoser son corps au gré d'instantanés spontanés que de mises en scène soigneusement préméditées et étudiées, où son corps parfois, en extérieur comme en intérieur, semble se liquéfier dans un flou de bougé spectral.
Jambes et bras entremêlés résistent, refusent de se noyer dans leur reflet photographique, et sculptent ce qui ressemble à un bas-relief où les clairs-obscur jouent un rôle important. Dramatisant mais jamais mièvrement ou au contraire impudiquement esthétisant. Sans excès donc, avec beaucoup de retenue. Les plis des draps, fortement marqués, dessinés par les ombres et la lumière, évoquent, à l'instar de ceux de Juliette Meliah, fortement ceux du premier autoportrait mis en scène de l'histoire de la photographie : L' « Autoportrait en noyé » (1840) d'Hipppolyte Bayard (Cf . http://mucri-photographie.univ-paris1.fr/article.php?id=29).
L'une de ses séries les plus audacieuses est sans doute « Food on Nudes ».
Photo Paula Bertran Salinas,
« Squid, 19 août 2007 »
Les images jouent de notre attrait parfois mêlé de dégoût pour la nourriture, quand elle est d'origine animale : cette viande ou ces poissons ou poulpes sont morts. Les tentacules inanimées mais si élastiquement enveloppants d'une pieuvre se mêlent ainsi au corps dénudé de la jeune femme.
C'est, formellement, l'une des expressions les plus radicales des auto-fictions de l'univers fantasmatique troubles et troublante, sensualiste et ambigüe, de cette talentueuse artiste chilienne.